SR 3 mai 2019
Dans l’Inde classique savante, la question du savoir juste et de la vérité est une préoccupation majeure. Comment être sûr de nos connaissances ? Comment accéder à la justesse, pour ne pas dire à la vérité ?
Les prémices de la connaissance savante indienne
Selon le scénario le plus en vogue actuellement chez les historiens, les locuteurs de l’Indo-Iranien (les ancêtres communs immédiats des langues indiennes et iraniennes) vivaient dans l’Est de l’Iran et l’Ouest de l’Afghanistan aux environs du 3e millénaire av. J.-C. et seraient descendus en Inde aux environs du IIe millénaire av. J.-C.. Ils auraient migré aussi vers l’Iran et l’Europe. Les hymnes religieux des Indo-Européens d’Inde, formés un peu plus tard en recueils canoniques constituant les Védas, évoquent la destruction de fortifications des autochtones. Les vestiges des cités des civilisations de l’Indus, Harappa et Mohen-Jo-Daro du second millénaire avant notre ère, révèlent un état avancé de l’hygiène publique, et attestent une des civilisations matérielles les plus avancées de la haute antiquité par ses surprenants travaux d’urbanisme et leur exceptionnel système d’égouts et de piscines. Cette civilisation dite de l’Indus daterait du Ve millénaire avant notre ère. Les sceaux inscrits qu’on y trouve ont résisté aux tentatives de déchiffrement. Ils possédaient un système des poids et mesures. L’urbanisme est particulièrement exceptionnel par sa qualité et son homogénéité. Les maisons en brique séchée cuite sur un ou deux niveaux disposent d’un confort remarquable, les eaux usées sont effectuées par des rigoles dans des canalisations passant sous la rue. Les rues rectilignes et larges se croisent en angle droit (Angot 2001).
C’est dans les Védas (dérivé de la racine verbale vid qui signifie « savoir »), rédigés en sanskrit archaïque, une des plus anciennes langues indo-européennes, qu’apparaît la première forme connue de pensée philosophique indienne. La période d’élaboration des textes védiques paraît correspondre à celle qui va de 2000 à 1000 avant Jésus-Christ. Le mot Véda désigne aussi l’ensemble de la « bibliothèque védique » qui contient plusieurs types d’ouvrages, chacun de ces ouvrages étant dedié a une branche de la connaissance védique. Par exemple, l’Āyurveda se consacre à la médecine, le Sthapatyaveda à l’architecture et l’urbanisme, etc. Les doctrines métaphysiques et les premières disciplines savantes se sont dégagées par degrés des premières conceptions védiques.
ṛta : ordre et équilibre
En dehors de connaissances de détail relatives à des maladies et à des drogues ou des astres, les plus remarquables des notions communes aux Védas sont relatives à l’ordre normal du monde. Cet ordre est conçu comme une loi naturelle du retour régulier des phénomènes astronomiques et des saisons et, par eux, de toutes choses. Son nom est ṛta : la norme et le vrai (qui a donné rituel en français, roue, arranger…). La notion est capitale et comprend celle de loi de la nature, en même temps que celle de l’ordre moral, elle représente la conception globale du réel déterminé universel. Cette conception rejette hors de ses déterminismes l’irrégulier apparent précisément parce qu’il est irrégulier. Elle vise moins la loi physique que la norme, moins l’ordre tout court que le bon ordre. Les forces de destruction ne sont pas quelque chose de totalement extérieur au développement du monde, mais au contraire quelque chose de constitutivement indispensable. L’univers mythique est extrêmement instable, en construction permanente par le jeu des forces opposées. L’équilibre n’est jamais durable et doit toujours être maintenu par quelque activité de l’homme, le rite.
Relations entre la vie, les figures et les nombres
L’idée centrale qui sous-tend le système védique est la notion de “bandhu” : les relations. Par exemple les relations entre l’astronomique, le terrestre et le physiologique sont décrites sous forme de chiffres. Par exemple, les 360 os de l’enfant qui par la suite en fusionnant ne sont plus que 206 chez l’adulte et les 360[1] jours de l’année, les rythmes mensuels établis sur une moyenne de 29,5 jours correspondent au cycle de reproduction de nombreux animaux et plantes aquatiques (Kak 2004). Autour de la « bibliothèque védique », on trouve les Sulbasutras, appendices aux Vedas. Ce sont des textes, écrits en vers et datant du VIIIe-IVe siècle av. J.-C., qui contiennent l’ensemble des connaissances requises pour ériger des temples et des autels. Ils décrivent les règles de transformation de figures planes, incluant des formules géométriques. La langue védique atteste le maniement de nombre très élevé par le seul fait qu’elle possède des noms pour toutes les puissances de 10 jusqu’à 1023. Aux environs du VIe siècle av. J.-C., des maîtres se mettent à enseigner, à partir de la révélation védique, des notions nouvelles appuyées sur une dialectique qui s’affûte progressivement. Leur fidélité affirmée au Véda ne les empêche pas de l’approcher de manière critique (Tardan-Masquelier 2007). Les Upaniṣads ensemble de textes dont le titre signifie “asseoir à côté” ont pour objet principal de faire des rapprochements, d’énoncer, entre les réalités observées les relations d’analogie ou de dépendance qui leur paraissent donner les clés de l’agencement du monde et de ses transformations. La période des Upaniṣads traduit un effort de recherche des lois simples des relations naturelles derrière la multiplicité et la diversité des phénomènes. Elles n’en manifestent pas moins un souci ardent de comprendre ce monde plutôt que d’en subir passivement des lois mystérieuses et d’en manier empiriquement quelques mécanismes aperçus. En employant les méthodes de raisonnement abstrait et le débat, les auteurs de ces traités ont créé un environnement où la pensée dialectique et les échanges intellectuels purent se développer. Les commentaires illustrent les méthodes populaires de débat dialectique. Ils ouvrirent la voie au développement d’idées rationnelles, encourageant l’observation la logique, et les mathématiques.
La période classique
Les différentes écoles de philosophies de l’Inde ancienne (darśana). Tableau inspiré de (Alais 2011)
Après les Upaniṣad, la philosophie indienne s’est constituée en six grands systèmes (darśana), sous le patronage de fondateurs révérés (voir figure 2). Dans l’hindouisme, la connaissance des textes sacrés se fait par la śruti (ce qui est révélé, entendu). C’est pourquoi même les anciens textes, et en particulier les Védas, sont aujourd’hui encore appris par cœur et récités oralement selon un rythme et une mélodie choisie. Les autres branches des enseignements relèvent de la smṛti (ce qui est appris) et se déclinent en traités ou enseignements (śāstra). La vie intellectuelle indienne se caractérise par sa forme scolastique. Des débats incessants opposaient plus souvent des écoles que des individus. L’étudiant fait son apprentissage auprès d’un maître auquel il doit respect et qui lui transmet la tradition dont il est le dépositaire. Les traditions savantes en Inde sont souvent hétérogènes éclectiques, elles échangent entre elles, ainsi l’Ayurveda avec le Vaiśeṣika et le Sāṃkhya, le Vedānta ou le Nyāya(Lyssenko 2004). Elles ont évolué pour former une multitude d’opinions alternatives et se formalisent dans une présentation systématique plus ou moins établie de la doctrine dans un texte de base. La plupart des traités sont écrits sous forme de traités versifiés, sortes d’aphorismes, qu’on appelle sūtra. Ils sont rédigés la plupart du temps par des brahmanes, en langue sanskrite et de la manière la plus brève et synthétique possible pour permettre un apprentissage par coeur et une transmission orale. Découvrir leur sens profond s’apparente à un jeu de piste pour restituer l’ensemble de la signification contenue dans quelques mots ! On comprend donc que de nombreuses interprétations existent, comme autant de commentateurs. D’ailleurs, beaucoup de commentaires deviennent à leurs tours sujets à commentaires. Le texte délimite un domaine du savoir distinct de celui des autres écoles, il fait autorité et l’activité des successeurs consiste principalement à le commenter. Cela n’empêche pas toutefois les commentateurs d’infléchir de façon significative la tradition de l’école ou même de remanier profondément la forme et le contenu.On évalue à 13 millions le nombre de manuscrits de textes sanskrits existants de par le monde (Keller 2006). Dans ces textes, aucun dogme n’est énoncé sous une forme définitive, car les brahmanes jouissaient d’une grande liberté philosophique. Le juste savoir y est supposé s’obtenir par une suite d’idées claires et de vérités bien enchaînées. Deux questions sont centrales dans ces écoles philosophiques : la nature et le statut de l’univers (jagat), et la relation entre l’homme, son bonheur, et l’univers. Chaque système constate qu’un savoir valide sur la réalité est le moyen le plus efficace d’atteindre la libération (mokṣa), c’est-à-dire en fait la libération de la souffrance.
Logique empirique, attachée à l’action, au contexte
La formation intellectuelle des traditions savantes indiennes passait par la grammaire et la logique. Dès le IVe siècle av. J.-C. La coexistence des écoles bouddhiques et brahmaniques a conduit à développer le débat d’idées, et cela a donné naissance à un art du dialogue très sophistiqué (Hulin 2001). La pensée indienne est restée très imprégnée de logique et de linguistique. « La longue tradition de la spéculation argumentée fait partie intégrante de la pensée indienne » (Sen 2006 p 41). Beaucoup des idées proposées dans les textes des écoles classiques sont développées dans une approche philosophique davantage que sous forme de définitions strictes et de vérités inviolables (Chenet 2013).Dans ce cadre non rigide, la démonstration et la logique trouvent une place prépondérante dans l’élaboration du savoir classique. Le Nyāya et la Vaiśeṣika s’intéressent notamment aux méthodes pour connaître la vérité et ont analysé en détail les questions de la certitude, de l’évidence, du raisonnement, de la preuve, de la perception sensible, de l’induction, de la comparaison, de l’analogie, des arguments ou des sophismes.
La relation entre la vérité et l’action est au cœur de leurs préoccupations. D’après Sarukkai (Sarukkai 2005 p13), pour les logiciens indiens, l’enjeu principal est de rendre la logique scientifique c’est-à-dire que les déclarations logiques doivent répondre à des considérations empiriques. Au contraire, la logique dans la tradition occidentale s’extrait des problèmes empiriques. Les logiciens indiens avaient deux grandes préoccupations : la relation entre le signe et le signifié (que le signe soit un mot, un chiffre ou autre chose), et la possibilité de dire quelque chose à partir d’une observation. L’école Dignaga (450 av. J.-C.) en particulier a tourné les questions de logique en questions de sémiotique : l’inférence est reliée aux signes, elle survient quand nous en venons à croire à quelque chose que nous ne percevons pas directement. Nous élargissons par elle nos capacités peElles des signes qui présentent des connexions avec le signifié, alors que dans la tradition occidentale, le signe a une nature majoritairement arbitraire.
Ces formes de logique, en particulier l’école Nyāya, proposent une approche très empiriste : chaque inférence doit être ancrée dans une observation, un exemple. Dans cette école, ce qu’on traduit par connaissance est ce qui s’analyse au moyen de quatre facteurs : l’agent de connaissance, le connaisseur, l’objet connu, le moyen de connaissance, le contexte dans lequel ces trois premiers facteurs s’intègrent. Le contexte est donc cité spécifiquement comme l’un des quatre facteurs de la connaissance. Voici un exemple de syllogisme Nyāya (Belzile 2009):
1. Il y a du feu sur cette montagne
2. Car il y a de la fumée là
3. La fumée va toujours avec le feu, témoin la cuisine
4. C’est aussi le cas ici
5. Donc il y a du feu là.
Grâce à la troisième ligne, on n’établit pas la simple existence générale et éternelle du feu, mais le fait qu’il y a du feu sur cette montagne-ci, plus exactement que la montagne est flambante. Et c’est tout cela qui affecte la connaissance. L’expression « la montagne flambante » montre linguistiquement l’importance de ce que nous nommons ici contexte, lequel n’est donc pas une sorte de décor de l’action cognitive, mais la condition même pour que l’inférence soit réellement posée (Belzille 2011). Le contexte est différent dans chaque expérience de connaissances. L’existence nécessaire d’un contexte particulier conditionne le caractère irrémédiablement unique de l’expérience de connaissance, empêche toute universalité et s’oppose à toute généralisation. À la différence du raisonnement aristotélicien (syllogisme), le raisonnement dans les traditions savantes indiennes a aussi une forme valide, mais le fait d’introduire un exemple introduit également un élément de vérification empirique. Par lui le savant chercherait à rendre son raisonnement non seulement valide, mais vrai (Belzille, 2011). Il s’agit donc, par la volonté de se rattacher au contexte, de chercher la vérité. Et celle-ci n’existe pas en dehors des singularités.
Une pensée dialogique, non duelle
Les formes de logique de l’époque classique se font remarquer par la place qu’elles laissent à la pensée dialogique plutôt que duelle (vrai/faux, blanc/noir, etc.).
Cette pensée s’appuie sur l’idée que tout change en permanence même si cela est imperceptible pour nos sens. Êtes-vous la même personne que celle que vous étiez il y a 15 ans ? Sous cet angle, A peut être autre que lui-même : non-A. À en devenir n’est ni le même ni un autre que ce qu’il était.Tous ces arguments consistent à expliquer que les objets ne peuvent pas exister de manière indépendante de l’esprit. La forme ressemble aux syllogismes aristotéliciens, mais elle reposesur des principes métaphysiques différents de la logique aristotélicienne. Tout objet change d’un moment à l’autre même si cela est imperceptible pour nos sens. Pour saisir l’importance de cette logique non duelle, il faut comprendre ce qui se joue dans la relation entre le sujet et l’objet dans la pensée savante indienne. Elle accorde plus d’importance au processus de connaissance et au processus dialectique qu’aux qualités de l’objet. Penser en termes de dualités n’est pas courant dans les traditions savantes indiennes.
Le langage avant tout
Expliciter un langage qui exprime la profondeur du monde est un objectif fondamental pour les traditions philosophiques de l’Inde. L’idée que tout ce qui est connaissable est exprimable en langage est notamment revendiquée par les Nyāya et les grammairiens Bhartṛhari. Ceux-ci développèrent une théorie des mots, des phrases et du sens, de la connexion entre les mots et leur sens. Les logiciens et les grammairiens s’attachent à définir le langage du monde.
Espace, matière et temps
Pour la plupart de ces écoles de pensée, le monde est le produit d’un processus cosmogonique où les « grands éléments » (mahābhūta) apparaissent selon un ordre précis, en correspondance avec unorgane de perception. L’analyse de la matière en termes de cinq éléments n’est pas objective, mais subjective, dérivé du contact de la matière avec les sens (Lyssenko 2004). Presque toutes ces écoles se penchent sur la nature des particules élémentaires. La plupart ont promu l’idée que la matière est composée d’’aṇu(« minuscule » en sanskrit), une particule infinitésimale, unité infime de matière. Ce constituant le plus fondamental de la matière pour le Vaiśeṣika, est considéré comme indestructible et éternel. Les atomes sont imperceptibles et leur existence est déduite du processus de division et du refus logique de la régression à l’infini (Lyssenko 1996). En s’agrégeant, les aṇu produisent les molécules et l’univers visible qui résultent donc de la combinaison de ces particules de terre, d’eau, de feu et d’air [2]. Ils peuvent ainsi se désagréger en leurs constituants ultimes. Les différents types de particules possèdent certaines propriétés caractéristiques (guṇa) de leur substance telles que valeur numérique, quantité, individualité, masse, gravité, fluidité (ou son opposé), viscosité (ou son opposé), vélocité (ou quantité de force de mouvement (vega))… Assimilées à des formes sphériques, elles sont animées d’un mouvement vibratoire et rotatif. Elles ont une tendance innée à s’unir pour former des molécules homogènes tant qu’ils ne sont pas soumis à l’influence des corpuscules de chaleur. Elles ont alors tendance à former des agrégats plus vastes de substances hétérogènes provenant de divers éléments.
Les traditions savantes entre la période classique et la période coloniale
Les dix siècles entre −500 et +500 ont été une période faste pour la pensée savante indienne. Ensuite, ces traités seront périodiquement commentés et expliqués pour les mettre au goût du jour. Du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle, la science indienne a continué à être largement cultivée dans toutes les contrées de l’Inde et même à se propager dans quelques-uns des pays d’influence indienne. Mais elle s’est très peu renouvelée. La tradition savante ancienne était conservée, mais, subissant la concurrence des sciences étrangères en particulier d’origine musulmane, elle était gardée surtout comme un bien propre à opposer à l’apport étranger. La menace étrangère renforçait un traditionalisme strict : il importait moins d’accroître sa science que d’en affirmer sa valeur face aux doctrines importées. Beaucoup d’ouvrages scientifiques de l’époque ne combattent pas les doctrines nouvelles, ils les ignorent. Mais, même dans ces milieux où l’on ne prenait pas connaissance des idées étrangères, l’existence de celles-ci était assez ressentie pour développer un attachement plus rigoureux aux enseignements traditionnels. D’autre part, les connaissances importées par les maîtres étrangers étaient souvent d’ordre pratique, recettes médicales ou alchimiques, tables de calcul astronomiques, etc. La tradition savante ne faisait que les absorber dans sa masse, sans y trouver matière à révision de ses doctrines générales. Par exemple l’Ayurveda se voit complétée par des apports extérieurs : tantra, alchimie, etc. La lecture du pouls, venue d’Égypte et de Chine, s’insère au diagnostic. De nombreuses plantes étrangères s’incorporent aux remèdes traditionnels. Par exemple, le piment qui s’y introduit au XVIIe siècle et qui, peu après, est considéré comme ayant toujours fait partie de l’usage[3].
Au Sud de la péninsule indienne, dans le domaine des cultures dravidiennes, l’influence musulmane a été beaucoup moins forte, elle a même été contrebalancée largement par une renaissance brahmanique dans l’empire de Vijayanagar du XIVe au XVIIe siècle. Mais cette renaissance a été en général traditionaliste et non rénovatrice. Elle a contribué à renforcer dans le Sud des enseignements classiques sanskrits suivant les tendances conservatrices du Nord en garde contre l’apport islamique (Filliozat et Renou 1985).
J.Fryer, un voyageur européen du XVIIe siècle écrivait à propos des Indiens : « l’arithmétique étant la science la plus profitable, et la mieux comprise par eux, ils ont pour elle une propension naturelle, et en un instant, ils calculeront sans l’aide d’une plume ou d’encre les sommes les plus difficiles sans jamais faire de pause »[4].
Spécificités des savoirs indiens anciens
En étudiant les traditions savantes indiennes, nous avons pu dégager certaines spécificités :
Le but ultime est la transformation du Soi, pas de la nature
La quête de la réalité ultime prend le pas dans l’Inde classique sur la quête de connaissance empirique, qui reste sous l’empire de la maya (l’illusion). L’objectif du savoir –śastra- a pour but d’améliorer les qualités de l’esprit. Les spéculations de l’âge classique ont pour finalité la libération (mokṣa) qui s’exprime en une prise de conscience radicale de la nature véritable du sujet, de son identité fondamentale (Raina 2003) ). « La philosophie indienne fournit des informations sur la structure mesurable et les pouvoirs de la psyché, elle analyse les facultés intellectuelles de l’homme et les opérations de son esprit, elle évalue les diverses théories de l’entendement humain, établit les méthodes et les lois de la logique, classifie les sensations, étudie les procès par lesquels les expériences sont perçues, assimilées, interprétées, comprises. Son souci majeur en contraste frappant avec les préoccupations des philosophes modernes en Occident a toujours été, non d’informer, mais de transformer : changer radicalement la nature de l’homme et, en même temps, rénover sa manière de comprendre le monde extérieur et sa propre existence, transformation aussi complète que possible, qui aboutira, si elle réussit, à une totale conversion, à une renaissance » (Zimmer 1978 p38). Il y a davantage une recherche de maîtrise de l’esprit que de volonté de maîtriser la nature. Le savoir perçu par les sens n’est pas la réalité, et il faut lever le voile de la māyā– l’illusion des sens- pour arriver à la Vérité. L’illusion, avidyā est ignorance ou méconnaissance.
Un savoir préexistant
Dans les traditions classiques, le savoir peut être obtenu uniquement par la perception, l’imagination, la déduction et l’intuition, sans éprouver le besoin d’inventer des instruments matériels dépendants des sens. D’après S. Pollock (1985), en Inde, le savoir est considéré comme préexistant, tout est contenu dans les textes védiques, le śāstra. D’après Raj (1988), le concept védique de “savoir” est statique, car il s’agit de « voir », plus que de développer une connaissance.
Commensurabilité conscience-matière
La majorité des traditions de pensée indiennes accordent une partie non matérielle à la conscience. Pour l’anthropologue de l’Inde M.K. Mariott « les sciences hindoues généralement postulent un non-élément – le processus omniprésent, réflexif, immatériel, constant, généralement insinué comme «soi» ou «âme» (brahman, atman), ou «conscience» (purusa). Sa fonction de conscience passive, totale est normalement disponible pour tout humain libéré du monde fluctuant des substances » (1990 p15). Dans la pensée Jaïna, la matière n’est pas le seul composé existant (astikâya). Les autres réalités espace, temps, mouvement et repos, ainsi que l’âme sont des composés (Masson 1925). Enfin, dans le shivaïsme du Cachemire, non seulement la « conscience » fait partie intégrante de l’univers, mais elle en est le substrat (Poggi 2012).
Si la matière et la conscience rentrent dans deux catégories bien distinctes, elles peuvent aisément se mélanger, bien plus que le corps et l’âme de la tradition judéo-chrétienne. Le Nyāya-Vaiśeṣika s’évertue à décrire les composés et qualités des éléments du monde, qu’ils soient matériels, spirituels ou ontologiques (temps, espace, etc.) (Rabourdin 2012). Les 4 éléments s’élargissent au nombre de 9, dont l’âme et l’esprit. Cet exemple est caractéristique de l’absence de rupture qui existe entre sujet-objet, intérieur-extérieur, conscience-matière. Les deux mondes matériels et immatériels s’interpénètrent même s’ils ne sont pas connaissables par les mêmes outils.
Pour le philosophe et orientaliste, Masson-Oursel, ce qui particularise le plus foncièrement la pensée indienne, même encore aujourd’hui, « c’est un postulat de pénétrabilité universelle » entre les éléments de l’esprit et ceux de la matière. « Remarquons, explique Masson, que si cette théorie nous déroute, c’est parce que nous autres Européens sommes obsédés par le préjugé d’une opposition complète entre corps et âme, étendue et pensée – préjugé, soit inexistant, soit beaucoup moins incrusté dans la mentalité indienne » (Masson-Oursel 1925 p344). Une telle conscience est, bien sûr, l’objet d’une abondante littérature spéculative, mais a seulement commencé à être un foyer d’ethnographie (Marriott 1992).
Importance de l’ordre et de la classification
Il est incontestable qu’il existe en Inde une grande tradition de classification. La pensée indienne classique n’a eu de cesse de classifier, ordonner, ranger les éléments du monde. Le domaine de la matière comprend les quatre éléments (bhūta) – eau, air, terre, feu-, mais également parfois d’autres éléments non matériels comme ākāśa, le temps, l’âme ou l’espace, les facultés sensorielles et les objets de ces facultés comme le visible, l’audible, le tangible, etc. On trouve trois «énergies» (guṇa), trois constituants (doṣa) déterminant la nature physiologique d’une personne, trois + un buts de l’homme (puruṣārtha), quatre «classes» (vara), quatre “étapes” (āśrama), cinq «sens» (indriya), cinq «gaines» (kośa), six «saveurs» (rasa), salé, sucré, aigre, doux-amer, amer, épicé les neuf sortes d’émotions (blāva), trois sortes d’humeurs (datu): flegme, bile, vent, etc. La figure 3 montre un autre exemple de classification, décrivant la palette des phénomènes existant dans l’univers, en fonction de différents types de critères (qualité, substance, mouvement, etc.). L’usage des classifications, comme l’a expliqué Filliozat, est beaucoup basé sur l’analogie.
La pensée en relations
Dans la logique gréco-latine dont l’Europe a hérité, la connaissance procède d’un mouvement allant du particulier au général. Dans cette économie du savoir, les choses, les faits physiques, les êtres vivants sont classés en fonction d’un principe de division systématique (par exemple, la famille, le genre, l’espèce) conduisant à une abstraction de plus en plus grande et à un nombre de catégories de plus en plus restreint (Ramanujan 1989). L’appréhension des objets de manière de plus en plus isolée, de manière à conduire à des formes plus simples d’analyse, est ce qui s’appelle aujourd’hui le réductionnisme, c’est un principe réduisant la connaissance des ensembles à la connaissance des parties. Au contraire, pour les penseurs indiens de l’époque classique, l’objectivation du monde consiste à multiplier les relations. Ainsi, en Ayurveda (science de la longévité), les critères de mise en ordre du vivant sont des séries de saveurs, de qualités, d’actions thérapeutiques ou pathogènes. Dans cette tradition savante, « la taxinomie est incluse dans la pharmacie, celle-ci étant à son tour subordonnée au jeu complexe des saveurs (rasa) et des vertus curatives. Et le discours ayurvédique a pour objet la science des combinaisons entre toutes ces propriétés » (Zimmermann 1982). L’anthropologue Marriott, en classifiant la catégorie indienne de savoir, explique que la «miscibilité est une propriété générale du monde hindou » (Marriott 1990 p19) il suggère que toute entité se trouve non auto-suffisante, incomplète quand elle est liée à elle-même, et dépendante pour ses qualités et processus des échanges avec les autres. Dans le monde hindou, tout est connecté parce que « toutes choses, même considérées comme immatérielles telle que le temps ou l’espace affectent les autres choses » (p22). Les connaissances spécifiques sont reliées aux ensembles dont elles font partie, c’est ce qui correspond à une approche systémique. Pour le NyāyaKandali, 2 n’est ainsi pas la somme de 1 +1 mais constitue « un tout indépendant » (nous retrouverons d’ailleurs cette idée plus loin en mécanique quantique, mais nous verrons que les physiciens indiens n’y souscrivent pas davantage que les physiciens français, cf. p221). L’idée d’interconnexion est sous-jacente à la notion indienne de ṛta, que nous avons vue plus haut, qui représente un agencement cosmique sous la forme d’une roue et d’un tissage (Siburn 1989). Les philosophies indiennes ont toutes admis un principe coextensif à la totalité de l’être (vibhu), une sorte de jointure. C’est un agent de connexion intégrale, soit omniscient, soit omni-pénétrant. Le cinquième élément – ou plutôt le premier- Ākāśa (Rabourdin, 2012) ou bien prāṇa est une énergie vitale universelle qui imprègne tout, et que les êtres vivants absorbent par l’air qu’ils respirent.
Zimmermann (1979) montre que dans les textes médicaux indiens, le corps est un lieu de rencontre, une conjonction d’éléments, ils ont une physiologie, mais pas une anatomie. Bien que « les relations » soient universelles dans la pensée humaine, leurs logiques n’ont pas été uniformément perçues et développées. Les Indiens ont régulièrement théorisé sur les relations d’ordre en grammaire, en musique, ou dans les autres disciples, en décrivant les phénomènes facilement avec la permutation des symboles verbaux ou algébriques (Marriott 1990).
La connaissance est locale et contextuelle
Ce qui frappe dans l’ensemble des traditions savantes indiennes, c’est l’importance accordée au contexte. Toute connaissance s’inscrit dans un contexte. Cette règle ne se traduit pas par une incapacité à tirer des règles générales à partir du particulier, de cas concrets, mais par le fait que cela ne leur paraît ni sensé ni instructif (Kakar et Kakar 2007). Un tel accent omniprésent sur le contexte est, estime Ramanujan (1989), lié à la préoccupation hindoue de la jāti -la logique des classes, de genres et d’espèces, dont les jāti humains (castes) sont seulement un exemple. Diverses taxinomies de saison, paysage, temps ou qualités (et leurs bases matérielles), les goûts, les personnages, les émotions, les essences (rasa), etc., sont la base de la pensée travaux de la médecine, de la poésie, de la cuisine, de la religion, de l’érotisme ou de la magie. Les traditions savantes hindoues, bouddhistes, ou jaïna s’intéressent prioritairement à l’étude des classes ou essences (jāti). Ils n’abordent jamais la question de savoir s’il existe des universaux d’autres types (Dravid 1972 p347). D’après (Marriott, 1990) les différents états intermédiaires imparfaits et inconstants sont caractéristiques des modes de pensée indiens, et donc « les processus, les états intermédiaires, plutôt que les structures fixes ou polarisées, sont à la base de tout »
D’après Sarukkai, pour les logiciens indiens, l’enjeu principal était de rendre la logique scientifique c’est-à-dire que les déclarations logiques doivent répondre à des considérations empiriques, contextuelles. Au contraire, la logique dans la tradition occidentale s’extrait des problèmes empiriques (2005 p13).
Le même genre de sensibilité au contexte s’affiche dans le domaine médical. Pour ne pas être malade, il faut vivre en harmonie avec son environnement qui est constamment changeant. Il faut donc connaître et s’adapter à son contexte. De même, dans la prescription, il n’y aura pas de remède général pour un symptôme donné, mais un remède pour chaque cas singulier, qui dépend de la typologie de l’individu malade. Si un traitement échoue, il ne perd pas foi pour autant dans son efficacité, le jugeant simplement non adapté à la circonstance (Kakar et Kakar 2007).
La connaissance est subjective
Dans l’Inde classique, la connaissance directe est valorisée car toute connaissance passe par un connaisseur. Le contexte est différent dans chaque expérience de connaissances. Cette priorité donnée à l’expérience directe est quelque chose de très spécifique à l’Inde classique et qu’on ne retrouve pas, par exemple, dans la pensée aristotélicienne. Si la connaissance est contextuelle, il semble logique qu’elle dépende aussi de l’observateur qui cherche à connaître, car, lui-même fait partie du contexte. Tout en cultivant l’art de la logique et l’administration de la preuve rationnelle, les penseurs indiens reconnaissent l’expérience personnelle (anubhava) comme l’une des trois sources de connaissance vraie aux côtés des textes révélés et de la parole du maître (Flliozat 1957). Ainsi, Abhinavagupta, savant et philosophe cachemirien (Xe XIe s.), déclare-t-il dans son commentaire aux versets d’Utpaladeva que la plus importante des trois est sans contexte l’expérience (Poggi 2012). Cette revendication de la valeur de l’expérience vécue tient une grande place dans l’histoire des traditions savantes indiennes. Il y a une grande différence entre les lois de Kepler et la connaissance d’Abhinavagupta : les premières expriment un fait qui existe préalablement à son découvreur et indépendamment de lui, la seconde note une connaissance qui n’existe pas sans son auteur, qui lui appartient en propre et relève de lui a jamais. La connaissance d’Abhinavaguptha est ce qu’il pouvait vivre et dont il pouvait rendre compte. L’objet est intimement lié au sujet qui l’observe (Filliozat, 1957).
Hétérodoxie : complémentarité des savoirs et scepticisme
Les sources de la connaissance valide s’appuient sur une démarche argumentative et dialectique. « De fait la remarquable vivacité de la tradition de la dialectique peut être perçue dans toute l’histoire de l’Inde, même lorsque des conflits et des guerres ont suscité de terribles violences » estime F. Chenet (2013). Cette ouverture, nous la nommons hétérodoxie ou inclusivisme. C’est Paul Hacker qui en 1957 introduisit le concept d’inclusivisme. Il s’agit d’un concept qui exprime l’acceptation d’une pluralité de vérités. À l’inverse de l’exclusivisme qui n’accepte qu’un seul chemin de vérité et place tous les autres dans l’erreur. Les grands historiens de l’Inde comme Halfbass ou Oberhammer ont beaucoup discuté sur l’inclusivisme indien, sa capacité à intégrer de nouveaux dieux, nouvelles sciences, nouvelles cultures. Ils estiment dans l’ensemble que c’est un trait de civilisation du sous-continent indien. En médecine, les dizaines de modes de guérison (alimentaire, médicinal, religieux, magique, astrologique) appliqués à une maladie sont parfois appelés «pluraliste» par les observateurs appliquant les distinctions occidentales (Beals 1976); cependant un patient indien peut essayer tous les modes, pour impliquer les différents niveaux de réalité tels que le rapportent les nombreuses études anthropologiques et cliniques (Egnor 1983). Il existe une multitude de langues en Inde (325 langues parlées, 22 langues officielles), chaque individu en parlant au moins deux et en comprenant au moins quatre. Les formes religieuses sont extrêmement variées, même si la plupart peuvent se regrouper sous le vocable de « religion hindoue » qui a assimilé beaucoup d’éléments différents. Elle a souvent acclimaté les idéologies extérieures, cultes locaux ou étrangers. Il n’y a pas un texte sacré, comme dans les religions monothéistes, mais beaucoup de textes, beaucoup de Dieux, etc. « Fondamentalement, affirme Michel Hulin, il y a cette idée qu’on ne peut imposer sa loi à autrui. Grande différence avec l’occident, il n’y a jamais eu quelque chose qui ressemble à l’inquisition ou à l’hérésie en Inde. Les gens ont toujours pensé ce qu’ils voulaient. Il n’y a pas d’orthodoxie, seulement une orthopraxie, l’obligation de faire ce qu’il convient dans chaque situation » (Hulin 2009). On voit dans l’impressionnante pluralité religieuse souvent davantage une source de superstition qu’une invitation au scepticisme (Sen 2006). Pour continuer à vivre dans une telle diversité, il faut accepter les autres formes de pensée, invitant par là le scepticisme. Cela ne veut pas dire qu’on ne trouve pas de dogmatisme dans l’histoire indienne. Dans son ouvrage sur l’hindouisme et le bouddhisme, Max Weber écrit que « Non seulement il existe des cas d’exclusion, mais l’attitude conciliatrice répond à des stratégies visant à garantir la survie d’un savoir et des spécialistes qui le pratiquent » (Weber 2003, p16). Certes, l’hétérodoxie n’est pas allée sans dogmatisme dans l’histoire de la pensée indienne. Néanmoins comme l’écrit A. Sen, « nier l’importance de l’hétérodoxie interdit de comprendre convenablement l’héritage intellectuel de l’Inde moderne » (2006 p45). « Sans le scepticisme, on aurait le plus grand mal à comprendre l’histoire de la culture indienne »
Voici un résumé à grands traits des spécificités des traditions savantes indiennes.
Article écrit par Sabine Rabourdin
[1] Pour arriver aux 365, 25 jours de notre année actuelle, ils ajoutent les jours manquants tous les 5 ans.
[2] Le Praśastapāda Bhasya décrit la formation des corps physiques à partir des atomes (aṇu) à travers les dyades (dvyānuka) et les triades (tryaānuka) par une série de causes à effet. La position des atomes est fonction de la qualité des corps.
[3] Kapil Raj, séminaire EHESS, Paris, février 2012.
[4] Cité dans Ahsan Jan Qaisar, « The indian response to european technology and culture » (AD 1498-1707) p10 in (Varma 2005 p188)