YOGA ET PEUPLES INDIGÈNES

Cet article a été publié dans le journal de l’Institut Français du Yoga en mai 2018

IFY: Utilises-tu le yoga dans ton travail ? À l’écoute de tes conférences sur les relations Homme/Nature apparaît une démarche similaire : ” Enlever les couches opacifiantes qui voilent la relation à la nature.”

Sabine Rabourdin : J’ai deux métiers : ethnologue sur la relation Homme/Nature et enseignante de yoga. J’enrichis ces deux activités l’une avec l’autre. Il y a beaucoup de points de convergence, même s’ils n’apparaissent pas au premier abord. C’est tout d’abord l’objectif qui est commun. Je suis venue au yoga et à l’ethnologie car je suis très curieuse ! J’ai envie de comprendre tout simplement pourquoi nous sommes ici sur terre, maintenant. J’ai trouvé des réponses dans le yoga et j’en ai trouvées auprès des peuples indigènes. Les deux principaux enseignements communs que ces études m’ont apportés sont :

  • L’idée que notre vision du monde est teintée de voiles déposés par nos présupposés culturels. Si je nais en France dans tel milieu, j’aurai des concepts inconscients qui s’imposent sur mon rapport au monde (par exemple le déterminisme, la hiérarchie des espèces, le concept de nature/culture, ou la croyance en un au-delà, etc.). Ce sont des jugements inconscients que nous superposons au réel. J’avais pour ma part envie d’avoir un accès direct au réel. Je voulais enlever mes couches de présupposés. Accéder à la vision du monde des peuples indigènes m’a permis de repérer quelles étaient mes propres présupposés, car il a fallu que je m’en défasse pour accéder à leur vision du monde. Cela n’a pas été facile. Le yoga m’a aidée sur ce chemin. Il m’a appris à lever des voiles d’illusions, les voiles liés aux tourbillons du mental, aux vṛtti. Donc, ces deux disciplines m’ont permis d’éclaircir ma vision !
  • L’idée de circulation harmonieuse de l’énergie. J’ai compris que, pour beaucoup de peuples indigènes, l’enjeu principal de leur présence sur terre est de favoriser la bonne harmonie du cosmos. Ces termes peuvent sembler bien abstraits à des oreilles non initiées ! Ça a longtemps été mon cas. Je concevais cette approche de manière intellectuelle, mais je ne la vivais pas personnellement. Cela ne faisait pas partie de ma culture de penser l’harmonie du cosmos ! Je comprenais de manière abstraite, mais sans l’expérimenter. Le yoga m’a permis de percevoir ces énergies en moi et tout autour de moi. De sentir l’énergie vitale, le prāṇa. De sentir les blocages de cette énergie à l’intérieur de moi ou des autres. Il m’a fallu du temps par contre pour la sentir dans la nature, dans les arbres et dans les êtres environnants. Là, ce sont les peuples indigènes qui m’ont permis d’aller plus loin. Car ils ont un lien très fort avec la nature et ils savent percevoir l’énergie qui l’anime. Ils parlent d’ailleurs davantage « d’esprit » que « d’énergie » et c’est pour cela qu’au départ, j’avais du mal à les comprendre. Mais en adaptant le vocabulaire et en accueillant l’expérience, j’ai pu élargir ma perception de l’énergie présente dans la nature. J’ai pu ouvrir certaines portes. En fin de compte, ces deux disciplines se sont complétées pour m’aider à ouvrir certaines portes.

IFY : En yoga, lever les voiles vise notamment à permettre d’appréhender l’existence du puruṣa. Qu’est-ce que les peuples indigènes et leur relation forte à la nature nous dévoilent ?

Les peuples indigènes que j’ai étudiés[1] ne parlent pas de puruṣa ou de prakṛti, qui sont des termes propres au yoga et en particulier au Sāṃkhya. Ils parlent d’un « grand tout » qu’ils appellent par exemple « Wakan Takan » (Grand Esprit) chez les Sioux, ou « Bugarigara » (Rêve) chez les Aborigènes. Ce grand tout est comme une trame énergétique et ils ne font pas la distinction entre une Grande Conscience (puruṣa) et une Grande circulation d’énergie (prakṛti). Mais en fin de compte, dans le yoga aussi, d’une certaine manière puruṣa et prakṛti ne font qu’un ! Je conçois cependant que c’est un peu vite mettre le problème de côté. On pourrait discuter des heures sur ce dualisme (énergie/conscience) ! Ce que je peux dire, c’est que de ce que j’ai perçu des visions du monde indigènes, la préoccupation première est l’intégration à la grande trame énergétique, à travers des rituels notamment qui favorisent l’ordre et l’harmonie. J’en profite pour rappeler que le mot « ordre » vient du sanskrit ṛtā (sens : clair, vrai ; ordre cosmique, agencement exact ; coutume sacrée) qui a aussi donné le mot « rituel ». Cette harmonie s’obtient aussi par un juste comportement, qui nécessite d’être à l’écoute intime de la nature (même si le mot « nature » pour les peuples indigènes ne veut pas dire la même chose que pour nous, car ils ne s’en excluent pas).

IFY : Tu évoques dans tes conférences le ” fond traditionnel ” qui est en nous. Qu’est-il ? D’où vient-il ?

Avons-nous un fond traditionnel en nous ? Ou bien, avons-nous une âme indigène ? Bien sûr ! Enfin tout dépend de ce qu’on appelle « tradition » ou « indigène ». Les peuples indigènes ont une définition officielle portée par l’Unesco : ils se revendiquent comme antérieurs sur leur territoire, avec lequel ils entretiennent des liens fondateurs, ils ont un langage, un système de parenté et des mythes propres. On peut donc parler de peuple traditionnel, pour ne pas limiter la portée du mot « indigène » et englober une attitude de pensée basée sur quelques points clés :

  • le fait d’inclure l’homme dans la nature,
  • le rejet de la possession de la nature,
  • la recherche d’harmonie,
  • la sensibilité au monde invisible (esprits ou énergies),
  • l’attitude d’écoute plus que de maîtrise envers la nature,
  • le respect des limites.

L’âme indigène établit un lien entre nous et le « grand tout ». Elle relie. Comme le yoga (yuj) qui relie lui-aussi. Nous avons chacun un contenu culturel transmis par notre entourage familial et le lieu dans lequel nous vivons. Et il me semble primordial d’en avoir conscience, conscience aussi que ce contenu est relatif. Je ne pense pas qu’il y ait de meilleurs contenus culturels que d’autres, à condition de prendre conscience de leurs relativités et de rester ouvert aux autres formes de connaissance. Certaines vont avoir plus de résonance en nous et nous permettre de trouver notre juste place. Ça a été le cas pour moi avec le yoga qui pourtant n’était pas du tout au goût de mon entourage familial ! Quelque soit notre culture et celle que l’on adopte pour guider notre chemin, nous avons tous une part d’âme indigène, dans nos gênes ! Lorsque l’on s’on se libère de nos préjugés ou de nos verrous, on peut accéder à cette âme indigène.

Certains peuples indigènes, tels les Wayapi, pensent l’ordre social comme partie intégrante de la nature. Si un événement néfaste survient, c’est parce que l’harmonie a été rompue à cause d’un ordre social défaillant. Repenser le fonctionnement social est-il une nécessité ? L’étude du yoga, l’étude des peuples indigènes sont-elles des pistes pour repenser l’ordre social ?

Oui, l’étude des peuples indigènes tout comme l’étude du yoga me semblent d’excellentes pistes pour repenser l’ordre social. Les deux nous conduisent à faire une introspection sur ce qui nous constitue et ce qui est important pour la société. Dans mon parcours personnel, les deux n’ont fait que renforcer ma conviction que nous devons respecter la terre-mère. J’utilise le vocabulaire indigène pour désigner ce qui est notre lieu de vie commun. Sans une planète harmonieuse, comment les humains pourraient-ils vivre harmonieusement ? Les deux « traditions » enseignent l’attitude d’écoute, plutôt que celle qui se répand aujourd’hui de maîtrise. Maîtriser la nature, maîtriser nos émotions, maîtriser l’économie… Il faut aussi apprendre à écouter. Réapprendre à écouter. Écouter la nature, écouter les autres. S’écouter soi. C’est ce que nous apprend le yoga et plus particulièrement encore le yoga de Desikachar. Je crois aussi que les deux ont une approche de la mort qui peut nous aider dans notre propre relation occidentale à la mort. Chaque peuple indigène a sa propre cosmogonie et le yoga a aussi beaucoup de différentes écoles, mais ils ont en commun cette idée que nous sommes une partie d’un grand tout et que cette partie perdure après la mort. Cette croyance a un grand impact sur le respect qu’ils vouent à la terre et aux éléments naturels. Je ne voudrais pas glorifier tous les pans de la pensée indigène, car ils ont aussi des aspects moins attrayants, mais en ce qui concerne l’écoute de la nature, ils ont beaucoup à nous apprendre.

IFY : La rationalité, notion très occidentale, va de pair avec un fort dualisme. D’un côté la matérialité et de l’autre la spiritualité. La dualité serait-elle toujours problématique ?

Je dois avouer que j’ai fait des études d’ingénieur en physique et j’ai travaillé comme ingénieure un an avant de me réorienter vers l’ethnologie. Je pensais en fait découvrir dans la physique les réponses à mes questions sur le sens de l’existence ! J’ai vite compris que la physique (du grec phusis, qui veut dire « le déroulement des choses »), explique le comment mais pas le pourquoi. Pendant pas mal d’années, j’ai été gênée, presque dédoublée par ce choix inconciliable entre rationalisme et spiritualité. J’avais l’impression qu’il y avait deux manières d’appréhender le monde qui n’étaient pas compatibles. En fait, je comprends maintenant qu’il s’agit d’outils qui vont répondre aux questions que l’on se pose. Chaque outil est idéal dans la limite de son champ d’application. Par exemple, si vous voulez couper une planche de bois, vous n’allez pas prendre des ciseaux ! Mais si vous voulez vous couper les cheveux, vous n’allez pas prendre une scie ! La physique vous permettra de répondre aux questions du genre : « Qu’est-ce qui va se passer si une particule rencontre une autre particule ? » La spiritualité va vous parler de l’esprit, ou des esprits… L’esprit de l’arbre, le Grand Esprit, votre propre esprit, ou le puruṣa. Depuis que j’ai perçu ces deux approches comme des outils, j’ai beaucoup moins de mal à accepter cette dualité. Et ce qui est encore mieux, c’est que j’ai compris que l’on peut basculer d’un champ de perception à l’autre, comme on passe d’une pièce à l’autre. Bon, cela demande un peu de pratique, mais c’est possible. C’est d’ailleurs ce que font nombre de scientifiques spirituels !

IFY : Tu fais un lien entre l’apparition de l’écriture permettant une réflexivité et le concept de conscience de soi qui en découlerait. Certaines traditions avancent quant à elles “qu’être, c’est nécessairement être conscient “. Peux-tu nous parler de la Conscience pour toi ?

Pour moi, il y a plusieurs formes d’« être ». Indéfectiblement la vie circule dans les êtres vivants. Cette vie EST. Elle est même tellement puissante qu’on ne peut la décrire, mais on peut la vivre, en la sentant en nous. Tout ce qui est vivant n’est pas forcément conscient de l’être. Et là, effectivement, il y a la Conscience. Qui est partagé par beaucoup d’êtres vivants, pas toujours en permanence (nous n’avons-nous même pas toujours conscience d’être conscient !). Et peut être effectivement, à l’origine, ou au moins, en commun à toutes ces consciences, une Grande Conscience. Mais cela reste un mystère. Et je suis heureuse qu’il y ait ce mystère. Ainsi ma curiosité reste vive !

IFY : Veux-tu nous parler de la notion de limites, qui est si importante pour les peuples indigènes et que l’on peut peut-être rapprocher de la notion de tempérance en yoga ?

L’un des traits qui caractérise les peuples indigènes est le respect des limites. Celles de leur territoire, celle du cycle naturel. Il en va de leur survie. Acculés le plus souvent en des lieux hostiles (déserts, forêt tropicale, banquise, etc.), ils doivent leur survie à la connaissance parfaite de leur territoire et le respect de ses ressources, afin que celles-ci se renouvellent. Donc, ne pas consommer au-delà de ce que la terre peut renouveler et recycler. Beaucoup de leurs traditions visent à dévaloriser celui qui ne connaît pas les limites, les seuils de chasse, de cueillette, de production et consommation (cf. le mot tapu, originaire de Polynésie et qui a donné « tabou »).  La sobriété est donc une vertu. On peut rapprocher cette attitude du concept de saṃtoṣa, le « contentement », dans le Yoga Sūtra. Car cette attitude de sobriété n’est pas vécue comme une contrainte, mais comme une libération de l’attachement aux objets matériels. Dans le yoga, comme pour les peuples indigènes, ce contentement a une portée au-delà des aspects matériels. Il se traduit par une confiance dans le cours de la vie.

La science ne nous dit rien sur la « vision organique cosmique originelle », puisqu’elle est un outil qui n’est pas fait pour répondre à ce genre de questions. Mais l’interprétation que certains scientifiques ont des théories scientifiques modernes telles que la physique quantique les conduit en effet à y voir une grande interdépendance des phénomènes. C’est ce qu’écrivait Bohm, un physicien qui a eu de entretiens célèbres avec Krishnamurti : ” La théorie quantique et la relativité impliquent la nécessité de considérer le monde comme un Tout indivisé, dans lequel toutes les parties de l’univers, y compris l’observateur et ses instruments se fondent et s’unissent dans une totalité. “ Bien des physiciens n’adhéreront pas avec cette interprétation. Tout dépend de la manière dont leur âme indigène est saillante en eux ! J’ai d’ailleurs consacré ma thèse à comparer les interprétations de la physique quantique des physiciens indiens (d’Inde) et français. Ce que l’on peut affirmer c’est la physique quantique s’intéresse davantage aux interactions (vision holiste) que celle du XIXe siècle, qui avait tendance à diviser les choses pour mieux les étudier. La science s’est construite sur une méthode qui divise (science vient du latin scire qui veut dire découper), car il est trop complexe d’étudier des objets en interaction et sa démarche est volontairement analytique. Les peuples indigènes ou les yogis eux, justement s’intéressent aux interactions (vision holiste). Et c’est pour cela que les échanges entre ces deux approches de connaissance sont rares, difficiles et parfois conflictuelles ! Les scientifiques ont longtemps dénigré les connaissances indigènes ou holistes telles que le yoga. Pourtant ces deux approches se complètent bien. L’idéal serait que chacun puisse prendre conscience que ces deux modes de rapport au monde coexistent, et qu’il s’agit d’améliorer nos connaissances sur ces deux plans, sans pencher dans un extrême analytique ni l’inverse. N’est-ce pas une question d’équilibre ?

Références Sabine Rabourdin, Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes, Delachaux et Niestlé, 2005

Sabine Rabourdin, Replanter les consciences, Editions Yves Michel, 2012

[1] « Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes » Editions Delachaux et Niestlé, et « Replanter les consciences » Editions Yves Michel.

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