Science et peuples indigènes

Ce que l’on sous-entend par le terme science – même si l’étymologie est ancienne « scire : découper » en latin – c’est un type de savoir né dans l’Europe de la Renaissance. Donc, avec cette définition, il est antinomique de parler de sciences indigènes. On parlera donc plus avantageusement de « savoirs ». La science est un savoir qui s’occupe d’une partie de la réalité, celle qu’elle peut décrire et comprendre à l’aide des outils et démarches qu’elle développe. Elle est intrinsèquement réductionniste, c’est-à-dire qu’elle sépare les éléments qu’elle étudie pour mieux les analyser. Elle a plus de difficultés à s’intéresser aux interactions, ces fils invisibles qui lient les objets entre eux. Les savoirs indigènes en sont plus spécialistes. Mais ce n’est pas la seule différence que l’on peut trouver entre ces deux approches.

Les savoirs des peuples indigènes peuvent être analysés à travers les outils de la science moderne, c’est par exemple le cas des brevets pharmaceutiques qui s’intéressent aux savoirs ethnobotaniques amazoniens. Mais une grande partie des savoirs indigènes n’est pas exploitable par l’outil scientifique moderne. Tout simplement parce que ceux-ci ne s’occupent pas de la même sphère de réalité que la science moderne ou bien qu’ils n’ont pas le même objectif.

Nous allons tenter de mieux comprendre les spécificités des savoirs des peuples indigènes.

Avant cela, il est important de définir ce qu’on entend par « peuple indigène ». Ils se définissent (définition de l’UNICEF) par des critères non normatifs

  • L’antériorité de leur occupation territoriale et un lien fort avec ce territoire
  • Des spécificités culturelles
  • Une reconnaissance comme communauté distincte
  • La manière dont leur vie quotidienne s’ajuste à leur environnement, à travers des pratiques rituelles qui instillent les mémoires collectives par le corps et l’esprit.

Ils représentent environ 370 millions d’individus vivant dans plus de 70 pays dont 50 millions en forêt tropicale. Ils forment au moins 5000 groupes autochtones différents, et autant de cultures différentes, parlent plus de 4000 langues dont la plupart sont en danger et risquent de disparaitre d’ici la fin du XXIes. Malgré leurs nombreuses différences, le point commun aux traditions indigènes est une conscience du rapport intégral de la vie symbolique avec la vie quotidienne, de l’ordre de la nature avec l’ordre social (Rabourdin, 2005).

Les savoirs indigènes sont-ils rationnels ?

La rationalité c’est ce qui émerge de la raison. Mais qu’est-ce que la raison ? Le mot raison se dit « li » en chinois et signifie « les veines de jade que le sculpteur a pour mission de dégager ». Les raisons sont insérées dans la matière (ici dans la pierre). L’homme doit donc apprendre à les voir et à agir selon leur tracé. Les Chinois cherchent la raison dans la nature. Alors que pour les Européens, la raison est une faculté qui se trouve en l’homme et lui permet de dégager des principes généraux sur des objets naturels.

La rationalité, c’est finalement ce que l’on se targue d’avoir de plus que les autres. Durkheim, dans « Les formes élémentaires de la vie religieuse » suggère que les croyances traditionnelles sont de la même nature que les croyances collectives observées dans nos sociétés. Mais comme la science a frappé d’obsolescence un certain nombre de ces croyances, nous avons tendance à catégoriser les gens qui y croient comme non rationnels. Durkheim prend l’exemple des Aborigènes d’Australie. En fait, suggère-t-il, leurs croyances sont des conjectures forgées à partir d’un savoir considéré comme légitime. Ainsi il interprète ses observations agricoles empiriques dans un cadre théorique qui donne une représentation des processus vitaux.  Nous faisons la même chose, quand nous adhérons au savoir scientifique, ces relations causales dont les unes sont fondées, mais dont les autres sont tout aussi fragiles ou illusoires que celle des Aborigènes. Par exemple, nombre de gens ont cru de manière rationnelle que le stress était une cause de l’ulcère d’estomac jusqu’à ce qu’on lui impute une origine bactérienne. Il s’avère aujourd’hui que le stress agit aussi sur notre tolérance à cette bactérie. Une croyance ne s’impose collectivement que si chacun a des raisons d’y adhérer. La rationalité est une forme de croyance qui s’appuie sur de « raisons » estimées comme bonnes, dans un cadre donné.

Pour Levi-Strauss, la pensée des indigènes n’est pas moins logique ni scientifique que la science moderne. L’exigence de déterminisme y est même plus importante (La pensée sauvage, 1962). Pour lui, la différence se situe ici : « le scientifique escompte toujours une réponse différente de ses suppositions de recherche, tandis que l’indigène ne fait que se conforter dans des réponses qu’il a déjà, des codes préappris, des « réponses répétées à l’avance ». (Levi-Strauss xx). Je ne suis pas d’accord avec cela. Je dirai que le savoir des peuples indigènes est basé sur deux choses principales : une transmission intergénérationnelle et, une connexion avec le « monde des esprits », qui peut aussi se comprendre comme un accès profond à une connaissance sensible, présente en chacun de nous, mais oubliée et parfois enfouie, ainsi qu’une communication avec les éléments naturels et les êtres vivants qui dépasse la limitation des sens.

Quelles sont les valeurs associées aux savoirs indigènes ?

Les savoirs d’ici ou d’ailleurs, sont tous produits dans des sociétés qui véhiculent des valeurs , lesquelles se transmettent à ces savoirs (Rabourdin 2016).

Malgré les diversités des peuples indigènes aux différents endroits de la planète, ils ont des valeurs communes (Rabourdin, 2005) :

  • Respect de l’équilibre naturel
  • Respect des limites
  • Complémentarité des espèces – interdépendance
  • Corrélation entre l’ordre social et l’ordre cosmique/naturel

Ces valeurs se transmettent donc à leurs savoirs. Et les savoirs qu’ils développent sont en majorité des savoirs sur l’environnement naturel.

Ces valeurs reposent sur un système de savoir qui les soutient. Quels est ce système de savoirs ?

La connaissance partagée du territoire.

Les sociétés qui ont entretenu un lien privilégié avec un territoire, sont plus à même de percevoir le lien d’interdépendance qui les unit à la terre, et par extension à la nature. Les sociétés traditionnelles ont été acculées en des lieux où les ressources sont rares. Leurs erreurs de comportements envers la nature sont directement sanctionnées par l’hostilité du milieu. Pour beaucoup de sociétés traditionnelles, la connaissance des éléments naturels représente un savoir essentiel. Par exemple, pour les Tiv du nord du Nigeria, les noms de plantes font partie des premiers mots à enseigner à un étranger. Les Wayapis d’Amazonie distinguent au moins 1150 espèces de végétaux, qu’ils classent en différentes catégories selon qu’ils en font usage, que les animaux en font usage, ou qu’ils n’ont pas d’usage connu.

Chaque individu se doit de connaître son environnement et est conscient de sa propre responsabilité. La préservation de son lieu de vie s’inscrit dans ses valeurs et ses mythes à travers interdits ou obligations. Être irrespectueux de l’environnement est vu comme une transgression aux règles élémentaires des sociétés traditionnelles.

La collectivité peut déléguer la fonction de contrôles des ressources à des groupes sociaux ou à des individus, ou bien s’organiser elle-même à travers des instances de concertations. En pays dogon, l’Alamodjou est une institution vieille de plusieurs siècles chargée de la protection de l’environnement. Il a pour mission la protection des arbres ainsi que la préservation des points d’eau. Personne n’entrave ses activités, car, doté d’un pouvoir occulte, il inspire le respect et la crainte de tous. Il est également chargé de la préservation de la flore sauvage et de l’introduction de nouvelles variétés.

La fixation de limites, la recherche de sobriété.

Le mode d’échange traditionnel, intrinsèquement adapté aux besoins et hostile au surplus, est une des clés de l’équilibre entre l’homme et la nature.

Chez les Yanomamis d’Amazonie, comme dans de nombreuses autres sociétés traditionnelles, offrir est une vertu, posséder n’est pas une richesse. La manière de se répartir le butin exprime la solidarité qui lie les Indiens entre eux. Car le milieu de la forêt tropicale n’est pas si prodigue qu’il y parait.

Marshall Sahlins a montré que si ces sociétés ne rentabilisent pas leur économie, c’est  parce que le profit ne les intéresse pas :

« [Les indigènes de ces sociétés] s’enorgueillissent de leur aptitude à évaluer leurs besoins et à produire juste assez de taro pour les satisfaire. »[1]

Les systèmes d’organisation de l’espace et de la production sont souvent fondés sur des échanges complexes entre communautés qui permettent d’optimiser la satisfaction des besoins. Ils sont ainsi faits qu’ils permettent d’éviter la production de surplus et le gaspillage (entraide-sociale, multiplicité des ressources).

Une société traditionnelle cherchera le plus souvent à optimiser sa stabilité et celle de son milieu environnant en modérant ses ponctions sur celui-ci. Réfractaires à tout accroissement inutile de production, certains peuples autochtones définissent à l’avance l’étendue des besoins de la société. La cohésion du groupe et le partage des richesses sont assurés par un système de dons et de contre-dons qui permet d’éviter les situations de manque.

Ainsi, chez les Yanomamis comme dans de nombreuses autres sociétés traditionnelles, offrir est une vertu et posséder n’est pas une richesse. La manière de se répartir le butin témoigne de la solidarité qui lie les Indiens entre eux. Le rapport à la production et aux besoins matériels procède d’une conception spirituelle (les bienfaits terrestres doivent revenir à la terre mère), ce qui limite le désir de posséder, donc d’exploiter les richesses. Le mode d’échange traditionnel, intrinsèquement adapté aux besoins et hostile aux surplus, est une des clés de l’équilibre entre l’homme et la nature.

Pour les Indiens de la côte Pacifique de l’Amérique, un individu ne doit pas accumuler de richesses pour lui seul. Il les distribue donc ou les détruit de façon ostentatoire à travers la pratique rituelle du potlach. Il n’est respecté que dépouillé de ses biens matériels. Cette coutume, interdite en 1884, a été réhabilitée en 1951 parce que l’interdiction n’était pas respectée.

Les aborigènes d’Australie ont aussi maintenu volontairement une économie empêchant l’accumulation individuelle, car celle-ci aurait entraîné une pression accrue sur les ressources, déjà maigres compte tenu de l’aridité du milieu. Les Bochimans de Kalahari cessent de travailler dès qu’ils estiment avoir suffisamment de ressources. Chez les Inuits, on ne peut tuer qu’un nombre déterminé d’animaux.

Certains peuples vont jusqu’à contrôler leur démographie, et donc leur utilisation des ressources en réponse aux contraintes de l’environnement. Cela prend parfois des formes extrêmes. A Tikopia, dans les îles Salomon, certains individus recouraient au suicide volontaire quand la population devenait si nombreuse qu’elle rendait insuffisante la surface de la terre. Un des habitants explique cette attitude : « Cela vient de notre besoin d’harmonie ; si notre vie perd son équilibre, nous ne la voulons plus. »

L’interdépendance.

Prenons l’exemple des Achuar, des chasseurs-cueilleurs d’Amazonie[2], qui ne font pas de distinction antinomique entre deux mondes opposés : le monde culturel de la société humaine et le monde naturel de la société animale, végétale et minérale. Pour eux, l’homme a un droit de vie au même titre que n’importe quelle autre entité dans l’univers. De ce droit découle un devoir, un devoir d’intégration. Les peuples indigènes perçoivent la nature comme s’inscrivant dans un cycle où les différentes composantes sont en interaction permanente. L’homme fait partie du cycle. Il échange de l’énergie et de l’information (eux parleront plutôt d’ « esprits ». La nature est vue comme cyclique, la vie humaine aussi. Tel un boomerang, la nature est perçue par les Aborigènes d’Australie comme une entité à rétroaction, toute blessure que vous lui infligez vous revient dessus tôt ou tard :  «  Quand vous détruisez un site, vous créez une ride qui va tout sillonner dans le cosmos comme la jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre entraîne le chaos, la maladie et les mort des gens et de la nature » [3]. Le Rêve des Aborigènes australiens, c’est ce qui relie toute chose, homme, animal, plante ou matière, au Bugarrigarra où il est né, où il retourne quand son corps s’éteint. Quand une compagnie étrangère veut creuser une colline pour y chercher des diamants, les Aborigènes d’Australie ne s’y opposent pas en disant qu’il y a un risque d’érosion mais parce que cela va « briser la chaîne du rêve ».

Cet équilibre écologique traverse tous les plans de la pensée indigène. Il ne doit être perçu comme statique, c’est un état dynamique fait d’échanges continuels au niveau de tous les éléments naturels : « Vous ne pouvez aimer le gibier et détester les prédateurs ; vous ne pouvez protéger les eaux et détruire les montagnes ; vous ne pouvez entretenir la forêt et saboter la ferme. »[4]

L’homme, fondamentalement, participe de cet équilibre. C’est sans doute le plus grand oubli de l’occident.

Pour entretenir cet équilibre, les peuples indigènes adoptent une attitude d’écoute. Et ils notamment des rituels. Le mot « rituel », vient de « rita », en sanskrit, qui veut dire « ordre, équilibre ». Il s’agit de préserver l’ordre naturel.

Diversifier au lieu d’uniformiser

Les peuples indigènes, généralement combinent multi-usages et multi-acteurs sur un même lieu.

La polyculture favorise une microflore et une microfaune indispensables aux processus de décomposition, et donc à la fertilité du sol, souvent amoindrie par les pratiques exclusives et intensives. Elle permet ainsi souvent d’éviter le recours aux apports artificiels (engrais, pesticides,…). Cultivées ensembles, ces plantes s’entraident : l’une fixant l’azote, une autre aérant le sol avec ses racines, une autre procurant une protection parasitaire et permettent de mieux lutter contre la contamination des maladies. Sur les parcelles cultivées d’Amazonie, les plantations en polyculture où sont mélangées les plantes de hauteur différentes protègent le sol des effets destructeurs du climat, imitant les différentes strates arborescentes de la forêt. La complémentarité des espèces fait écho à la vision globale de l’écosystème comme un ensemble complémentaire, dont l’homme n’est pas exclu.

jardins abandonnés deux fois plus riches en biodiv (selon une étude xx)

Technologies appropriées

Ce qui différencie la société traditionnelle du monde moderne, c’est aussi le souci de transmission des savoirs, de génération en génération en favorisant l’innovation. On sait d’ailleurs l’importance que les anciens de ces sociétés peuvent avoir dans le processus de décision, pour les choix de développement. Un homme du Néolithique, a été retrouvé en Irak sur un lit fleurs d’hysope. 50 000 ans, plus tard, on retrouve le recours aux mêmes espèces de fleurs dans les rites mortuaires. Ce qui montre que le lien homme/nature a des bases profondes qui sont intimement liées à une société et son territoire de vie.

L’habitude traditionnelle de recourir essentiellement aux ressources locales (40km est une bonne distance) est peut-être né d’une contrainte. Mais elle peut renaître d’un choix pensé, comme le concept moderne de « biorégionalisme » le suggère. En pensant local, on réduit les « délocalisations » et les pollutions liées au transport.

il faut battre en brèche l’idée selon laquelle les sociétés traditionnelles sont pauvres en techniques. Tutchones, en Amérique du Nord. On comptait davantage sur l’ingéniosité que sur l’effort physique. Par exemple pour attraper du poisson : les assommoirs, les collets, les nasses et filets à poissons étaient tous des dispositifs «automatiques» qu’il suffisait de vérifier à intervalles réguliers. Preuve de leur capacité d’innovation, les Tuchtones parvenaient aussi à intégrer parfaitement bien à leur mode de vie de nouveaux outils et de nouvelles technologies, tels que les hameçons de métal, les haches d’acier, les tentes de toiles ou les sacs de couchage. De nombreuses tribus sud-américaines ont une technologie chimique extrêmement poussée, pour produire du curare[5], par exemple.

Cette ingéniosité est transversale à l’ensemble des sociétés traditionnelles : leurs techniques leur permettent parfaitement d’utiliser les ressources du milieu pour répondre à leurs besoins.

On sait que les empires d’Amérique avaient développé d’impressionnants systèmes de navigation intérieure. Les systèmes routiers des Incas provoquaient également l’admiration et l’envie des Espagnols. Il y avait toutefois dans cette ingéniosité un réel paradoxe : un formidable système routier mais pas de roue ! On peut lever le paradoxe en disant qu’ils ne connaissaient pas la roue. On peut aussi le lever en disant qu’il la connaissaient mais ne l’utilisaient pas parce qu’elle n’était pas adaptée à leurs besoins. Puisqu’ils avaient des jeux de balle[6], ils savaient faire rouler des balles : pourquoi n’auraient-ils pas pu faire aussi rouler des roues ? S’ils n’utilisaient pas la roue dans leur système routier, c’est sans doute qu’elle ne leur aurait servi à rien dans le milieu dans lequel ils évoluaient – dépourvu par exemple d’animal de traction – et en fonction de leurs critères sociaux ou éthiques – aurait-on oser faire subir l’effort de tirer un char à un animal ? Cette histoire de roue nous permet de voir les choses autrement : si les Aztèques n’avaient pas la roue, c’est sans doute parce qu’elle n’était pas appropriée à leur lieu ni à leur mode de vie… Alors on peut se demander : que serait une technologie appropriée ?

Une société durable nécessiterait des technologies appropriées, qui requièrent peu de capital, utilisent les matériaux disponibles localement, demandent peu de main d’oeuvre, sont accessibles aux groupes familiaux ou communautaires, peuvent être comprises, contrôlées et entretenues par des personnes locales sans haute formation spécifique, peuvent être réalisées dans des villages ou petits ateliers, peuvent être adaptées à différents lieux en différentes circonstances et sont utilisées sans dommage pour l’environnement.

…Il ne s’agit pas de dire qu’il faut remplacer les techniques modernes par des techniques traditionnelles, mais qu’il faut s’inspirer de cette attitude qui consiste à placer le respect du milieu comme un critère de choix pour le développement.

Multi-usage, recyclage et autonomie

Les Nuers, peuple de pasteurs nomades du Sud du Soudan, affectent à un usage particulier tout ce qu’ils peuvent tirer de la vache : lait, viande, sang, peau, os, poils de queue, excrément, tout a une utilité. Cet exemple des multiples « usages de la vache » est assez évocateur. Si l’on pouvait en tirer une morale, ce serait : pas de gâchis !

Chez les Ladakhis, tout contribue à limiter la perte de ressources. L’enseignement bouddhiste, qui est au cœur de leur vie, condamne le gaspillage et encourage l’usage efficace de la terre et de l’eau. La frugalité n’est pas un signe d’avarice, mais au contraire la marque d’une conscience précise des ressources limitées de la terre. C’est cette attention méticuleuse portée à chaque objet, à chaque instant, qui rend possible l’autosuffisance, sans aliéner pourtant tout temps libre.

La pondération des Ladakhis, essentielle à la prospérité de la société, leur permet de faire usage avec prudence de ressources limitées et de tirer le meilleur parti de toute chose. Par exemple, les noyaux d’abricots sont broyés pour faire de l’huile. L’eau de vaisselle est récupérée pour le bétail car elle contient de la nourriture. Tous les végétaux qui poussent à l’état sauvage en bordure des terres irriguées ou dans les montagnes, et que nous qualifierons de mauvaises herbes, sont recueillis car susceptibles de servir à quelque chose (combustible, fourrage, renfort de toit, clôture, teinture, etc.). Cette valorisation des ressources conduit à la minimisation des ponctions, mais également et de façon exemplaire à la réduction des déchets et à une grande autonomie.

Des motivations qui diffèrent mais un but commun

Dans les sociétés occidentales, le désir de protéger la nature provient d’une démarche scientifique, politique ou éthique. Chez les sociétés traditionnelles, il provient plutôt d’une recherche d’adéquation des éléments à un équilibre cosmique ou naturel. C’est une démarche sensitive et sacrée.

Les traditions représentent un ensemble de pratiques, de valeurs et de savoirs transmis de génération en génération (notamment sous forme de légende ou de mythes) et qui ont une influence dans le domaine social, politique et religieux. Elles ne sont pas définitivement figées, mais évoluent au gré des modifications de la société et/ou du milieu, et de ce fait s’adaptent peu à peu à la variation des contraintes extérieures, notamment écologiques.

Il n’est donc pas étonnant que les traditions des peuples indigènes, au fil des siècles et des millénaires, aient convergé vers un ensemble de pratiques, de valeurs et de savoirs favorables au respect de la nature. Ce n’est pas nécessairement l’individu qui adopte consciemment un comportement écologique, mais les traditions dont il hérite qui l’incitent à des pratiques respectueuses de l’environnement. Ainsi, ces pratiques traditionnelles permettent d’assurer une certaine transmission d’un comportement durable. Elles aboutissent à préserver et à enrichir la biodiversité bien que le but poursuivi soit autre. Par exemple, certains mythes des Kasuas de Papouasie portent sur des tabous dont l’influence s’avère finalement protectrice : une coutume interdit formellement d’ouvrir la canopée, considérée comme la demeure des esprits.

Conclusion

Ces savoirs s’intéressent davantage aux liens qu’aux phénomènes isolées. Et la science moderne emprunte actuellement cette voie, en explorant ce qu’elle appelle la « complexité » ou « l’émergence ». Cependant, son mode de fonctionnement reste réductionniste et il semble que pour le coup, la science moderne restera impuissante à analyser les liens, à étudier la subjectivité. Ce sont d’autres types de savoirs qui s’en chargent, non qualifiés de scientifiques vus qu’ils ne rentrent pas dans les critères précités, mais cependant pas moins valables ni moins « rationnels ». Ils ont juste d’autres outils, critères de validité et méthodes. Et ils s’appuient sur les « savoirs » traditionnels. la science moderne n’étudie qu’une partie émergée de l’iceberg que constitue le réel. Mais l’esprit scientifique, si on entend par là une démarche non dogmatique, ouverte à l’expérience et la réfutation, est par contre une démarche qu’il s’agit d’universaliser, et qui devrait concerner tous les types de savoirs.

Article écrit par Sabine Rabourdin et publié le 21 Septembre 2018 sur https://sabine.rabourdin.com/science-et-peuples-indigenes/

[1]  Marshall Sahlins, Age de pierre, Age d’abondance, 1976, resp p 51 et p 111.

[2]Philippe Descola, La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1986.

[3] Wayne Barker, Termites blancs et fourmis vertes, Ethnies, 1999, vol 13 n°24-25, pp 195-211

[4] Centre-Nord de la Californie : Le peuple Wintu

[5] Le curare est un poison utilisé pour la chasse. Il extrait d’une liane à partir de laquelle il faut procéder à de multiples opérations pour parvenir au dit poison.

[6] Pierre Clastres, op cit.

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