La pensée indienne ancienne, analogique ?

Éléments de réflexion sur la pensée analogique selon P. Descola, appliquée au cas de l’Inde brahmanique ancienne.

Ce texte est une étude sur les catégorisations de relation homme/nature proposées par P.Descola, appliqué au cas de l’Inde ancienne.

 « J’ai fait l’hypothèse qu’il ne peut y avoir de développement du naturalisme, c’est-à-dire d’un esprit d’enquête scientifique, que dans les systèmes analogiques. Pourquoi ? Parce que dans cette ontologie il y a une stabilité des propriétés des choses. On y recherche sinon des lois du moins des régularités, exploitées notamment dans les systèmes divinatoires. Cela peut conduire à une perspective naturaliste dans laquelle précisément il y a des lois. On ne peut pas en revanche passer directement d’un système totémiste ou animiste au naturalisme, car les prémices sont beaucoup trop hétérogènes. Les mondes dans lesquels le naturalisme a émergé, comme en Europe, ou a été à deux doigts de le faire, comme les mondes arabo-musulman et chinois, étaient analogiques.              Ph.Desolca, Le Monde Science et Techno, 11.11.2013, propos recueillis par Hervé Morin

Comment l’ontologie analogique, telle que définie par Ph.Descola, si elle est encore présente chez des peuples comme ceux de l’Inde ou de la Chine, peut-elle être conciliable avec la science moderne, qui est, quant-à-elle, reliée à l’ontologie naturaliste ? C’est-à-dire, par exemple, est-il superposable d’être à la fois naturaliste et analogique ? A la fois scientifique et Indien comme c’est le cas de milliers de personnes aujourd’hui ? Comment les individus accommodent-ils cette dualité ? Avant de pouvoir répondre à cette question, il est nécessaire de savoir si l’Inde peut être catégorisée comme relevant d’une ontologie analogique. Et ce travail permettra de dresser les principaux caractères de cette pensée.

Contexte : les 4 ontologies

Dans son ouvrage incontournable Par-delà nature et culture (2005), Philippe Descola étudie les schèmes collectifs qui constituent l’un des principaux moyens de construire des significations culturelles partagées. On peut définir les schèmes universels comme des dispositions psychiques, sensori-motrices et émotionnelles, intériorisées grâce à l’expérience acquise dans un milieu social donné. Parmi les schèmes réputés universels, se trouvent les attentes concernant l’action humaine (intentionnalité, affects), ceux concernant les objets physique (gravité, continuité des trajectoires, permanence des objets, etc), les schèmes biologiques (reproductibilité, croissance, etc). Une règle sociale ou une langue commune facilitent le partage inconscient de ces schèmes au sein d’une société. Ph. Descola propose de ramener ces schèmes intégrateurs des pratiques humaines à deux modalités fondamentales de structuration de l’expérience individuelle et collective : identification et relation. C’est-à-dire que « chaque personne établit des différences et des ressemblances entre elle et des existants en inférant des analogies et des contrastes entre l’apparence, le comportement et les propriétés qu’elle s’impute et ceux qu’elle leur attribue, une médiation entre le soi et le non soi » (p.163). Selon cette définition, les modes d’identification et de différenciation se font à partir de l’« idée » que les humains se font « des propriétés physiques et spirituelles de leur propre personne » (p. 321) à partir des ressources identiques que chacun porte en soi : un corps et une intentionnalité (p. 322).

Partout présente sous des modalités diverses, la relation de l’intériorité et de la physicalité n’est pas la simple projection ethnocentrique qui serait propre à l’Occident entre le corps d’une part, l’âme, l’esprit de l’autre. « Il faut au contraire appréhender cette opposition telle qu’est s’est forgée en Europe comme une variante locale d’un système plus général de contrastes élémentaires. […] Ces principes d’identification définissent quatre grands types d’ontologie, c’est-à-dire des systèmes de propriétés des existants, lesquels servent de point d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèle du lien social, et de théories de l’identité et de l’alterité »[1].

Différence des physicalitésRessemblance des physicalités
Ressemblance des intériorités  AnimismeTotémisme
Différence des intérioritésAnalogismeNaturalisme

Tableau 16 : les formules autorisées par la combinaison de l’intériorité et de la physicalité sont très réduites : face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux supposer soit qu’il possède des éléments de physicalité et de d’intériorité identiques aux miens, soit que son intériorité et sa physicalité sont distinctes des miennes, soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes, soit enfin que nos physicalités sont analogues et nos intériorités différentes.

Ph. Descola souligne bien que ces schèmes ne sont pas spécifiques de certaines aires géographiques ou culturelles : « les schèmes ontologiques se répartissent sur toute la surface de la Terre au gré de l’inclination des peuples pour telle ou telle façon d’organiser leur pratique du monde et d’autrui, non parce que ces schèmes seraient l’émanation de grands phylums culturels ou le produit de diffusions d’idées hasardeusement reconstruites » (p. 289).  Il a été reproché à cette proposition de Ph. Descola notamment de présenter les « schèmes organisateurs » sans distinguer les différents types de structuration linguistique, ou ethnique  (Le Bot, 2010). Ce n’est pas mon objectif ici de présenter une critique de la théorie de Ph. Descola, même s’il est intéressant de noter qu’elle a été critiquée et enrichie, mais il s’agit ici de vérifier si l’Inde relève comme, il le suggère de l’ontologie analogique. Il n’est pas en sa capacité de vérifier chaque aire culturelle et c’est pourquoi nous proposons de le faire dans le cas de l’Inde, qui abrite la fois une tradition culturelle vaste et essentielle, laquelle berce aujourd’hui plus d’un septième de la population mondiale. Cette vérification permettra d’utiliser cette donnée dans différents types de recherche, et notamment la mienne, qui consiste à définir s’il existe une spécificité des sciences indiennes.

Le naturalisme pose une opposition radicale d’intériorité entre les humains et la nature, malgré une similarité d’apparence. Il s’applique à la société moderne occidentale après l’émergence des sciences modernes, et serait donc une ontologie typique des sciences modernes en particulier en Europe. Il imbibe notre sens commun et notre principe scientifique si bien qu’il est devenu pour nous un présupposé. Une de ses caractéristiques est qu’il postule que rien n’advient sans une cause. L’autre est qu’il oppose l’esprit humain aux autres éléments de la nature. Ces deux traits caractéristiques sont deux des piliers des sciences modernes : déterminisme et opposition sujet/objet.

L’analogisme tient de l’idée que le monde est un ensemble infini de singularités et, puisque l’on a du mal à penser ce monde, il faut trouver des correspondances par analogie. Selon Ph.Descola, c’est ce système qui gouverne d’énormes ensembles comme la Chine ou l’Inde, mais qu’on avait jadis chez les Aztèques ou en Europe jusqu’à la Renaissance avec les sociétés d’ordres et de castes. “L’analogisme est un rêve herméneutique de complétude qui procède d’un constat d’insatisfaction : prenant acte de la segmentation générale des composantes du monde sur une échelle de petits écarts, il nourrit l’espoir de tisser ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d’affinités et d’attraction signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité. Mais c’est bien la différence infiniment démultipliée qui est l’état ordinaire du monde, et la ressemblance le moyen espéré de le rendre intelligible et supportable” (p. 283).

Nous allons maintenant reprendre chacun des traits caractéristiques de l’ontologie analogique, tels que définis par Ph.Descola, afin de savoir si la pensée indienne peut être considérée comme une pensée analogique. Précisons que par « pensée indienne », nous entendrons ici l’assortiment pluriel des différentes écoles de pensée qui parsèment l’immense ensemble qu’est l’Inde brahmanique, bouddhiste et jaïna assorti de leurs traditions savantes comme la granita, la jyotisha ou l’ayurveda (mathématique, astrologie, médecine auxquels on peut adjoindre la logique, la grammaire, etc.). Malgré leur grande diversité, ces écoles de pensée ont des traits communs qui constituent ce que nous appellerons la « pensée indienne ».

L’étude de cet ensemble d’écoles de pensées et de traditions savantes a été l’objet de recherche de nombreux auteurs, comme Potter ou Zimmerman. Il s’agit surtout d’une pensée ancienne, mais dont la contemporanéité est a priori encore vive. La question de la cohérence de cet ensemble et de sa vivacité actuelle dans la population indienne a été traitée notamment par de manière brillante par Ramanujan (2005) ou Marriott (1990). Par contre, sa vivacité dans des populations de scientifiques indiens contemporains n’a pas à ma connaissance été traitée et demanderait à faire l’objet d’un projet de recherche.

Ordonner le monde : l’ontologie analogie en Inde

L’analogisme selon la définition qu’en donne Descola, « fractionne l’ensemble des existants en une multiplicité d’essences, de formes et de substances séparées par de faibles écarts, parfois ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il devient possible de recomposer le système de contrastes initiaux en un dense réseau d’analogies reliant les propriétés intrinsèques des entités distinguées » (Descola, 2005, p. 280). Nous allons détailler plus précisément chaque trait de l’ontologie analogique et évaluer si la pensée indienne relève de ces caractères.

1.     Difficulté à distinguer ce qui relève de l’intériorité et ce qui relève de la physicalité.

Ph. Descola explique que l’ontologie analogique se définit par la « difficulté à distinguer en pratique ce qui relève de l’intériorité et ce qui relève de la physicalité. », c’est-à-dire aussi de l’esprit et de la matière, du soi et du non soi. Or, ce qui particularise le plus foncièrement la pensée indienne, « c’est un postulat de pénétrabilité universelle » entre les éléments de l’esprit et ceux de la matière. « Remarquons, explique Masson, que si cette théorie nous déroute, c’est parce que nous autres Européens sommes obsédés par le préjugé d’une opposition complète entre corps et âme, étendue et pensée – préjugé soit inexistant, soit beaucoup moins incrusté dans la mentalité indienne » (Masson, 1925, p.345). On retrouve d’ailleurs encore dans la médecine indienne (ayurveda) l’idée qu’un dérèglement du corps est toujours connecté à un dérèglement de l’esprit et vice-versa, de même que l’intérieur doit être soigné par la relation avec l’environnement (saisons, saveurs, etc). Mariott (1990) annonce cinq absences de séparations dans la pensée indienne aux points où la philosophie occidentale s’y attendrait : absence de séparation entre corps / esprit, expérience/raison, logique formelle/ logique matérielle, divine / humaine, naissance / renaissance. Là où la pensée indienne établit des distinctions, ce n’est pas entre ces domaines, mais au niveau plus profond des composés de chacun. Dans la pensée Jaïna, la matière n’est pas le seul composé existant (astikâya). Les autres réalités espace, temps, mouvement et repos, ainsi que l’âme sont des composés. L’âme et la matière (intériorités et physicalité)  ont des ressemblances puisque l’on cherche à établir leurs unités composantes qui sont appelées des pradeśas. L’âme contient d’innombrables pradeśas (Masson, 1925). Dans l’Abhidharma bouddhiste, « l’impression d’amalgame subjectif-objectif est conforté par une surclassification : la catégorie des forces est mélangée : durée, pouvoir vital, conditionnements psychique, etc. (Bitbol, 2010, p.66). Les forces peuvent donc aussi bien être matérielles que spirituelles. La non-division se voit consacrer par le vocable nâma-rûpa (nom et matière ou nom et forme). Seuls les composés sont murta – doués de forme. Le nyaya-Vaiśeṣika s’évertue également à décrire les composés et qualités des éléments du monde, qu’ils soient matériels, spirituels ou ontologique (temps, espace, etc) (Rabourdin, 2012). Ces deux exemples de l’Abhidharma bouddhiste et du Nyaya-Vaiśeṣika brahmanique sont caractéristiques de l’absence de rupture qui existe dans l’ontologie naturaliste de sujet-objet, intérieur-extérieur, physique-psychique. Mais l’on retrouve cette absence de distinction ailleurs : dans les poèmes tamouls, la culture est enfermée dans la nature, la nature est retravaillée dans la culture, de sorte que nous ne pouvons pas faire la différence (Egnor, 1964).

1.             Chaînes éparses de signification dans des ensembles ordonnés et interdépendants

Alors que l’on constate cette non distinction des intériorités et physicalités, on ne peut que constater en revanche que la pensée indienne n’a eu de cesse de classifier, ordonner, ranger les éléments du monde. Et la manière dont elle a mis en relation ces classifications peut surprendre un esprit naturaliste. Dans la pensée indienne, le domaine de la matière comprend les quatre éléments – eau, air, terre, feu- mais également parfois d’autres éléments non matériels comme âkâśa, le temps, l’âme ou l’espace, les facultés sensorielles et les objets de ces facultés comme le visible, l’audible, le tangible, etc. Parmi les écoles de pensée indienne, l’Abhidharma bouddhiste propose un inventaire des « éléments d’existence » très précis. « Ceux-ci sont regroupés souvent en cinq agrégats (skandha). Les agrégats comprennent « la matière sous différents aspects », « les sentiments ou sensations », les conceptualisations, les formations, la ou les consciences discriminatrices. Ce qui frappe à la lecture de ces termes, et qui rejoint ce que l’on vient de dire au sujet de la non distinction intériorité/physicalité, c’est que la liste semble mélanger des éléments physiques, des éléments mentaux, et d’autres éléments (comme les formations) au statut incertain » (Bitbol, 2010). C’est aussi ce qui surprend face aux classifications des écoles de pensée du Vaiśeṣika et du Nyaya, où les 4 éléments s’élargissent au nombre de 9, dont l’âme et l’esprit, et où également, ils sont associés à une qualité spécifique (viśeṣaguṇa) (voir tableau 3). Des entités, qui paraissent incommensurables dans une ontologie naturalistes, sont mises sur un même ordre de correspondance, comme par exemple, l’espace et la capacité humaine d’entendre (l’ouïe).

Il existe bien d’autres listes classiques connues que celle des cinq «éléments» (bhûta). On trouve ainsi trois «énergies» (guṇa), trois “humeurs” (doṣa), trois + un buts de l’homme (puruṣârtha), quatre «classes» (vara), quatre “étapes” (âśrama), cinq «sens» (indriya), cinq «gaines» (kośa), six «saveurs» (rasa), huit + un ” sentiments “(blâva), et ainsi de suite[2]. « Des mesures binaires (tout-ou-rien) de la présence ou de l’absence totale d’un constituant s’appliquent rarement, des mesures analogiques ou proportionnelle seront généralement nécessaires pour exprimer la contribution de tous ces éléments qui sont à concevoir comme des variables. En outre, les rapports de force entre les variables dans chaque liste sont également variables : leurs utilisations dans leurs contextes respectifs montrent que chacun peut varier indépendamment des autres. » (Marriott, 1990, p.8). On peut définir chaque existant comme un mélange hétérogène, et de plus non permanent.

ElementsHumeursQualitéButs humains
1. ether1. vent1. Bonté1.coherence-incoherence
2. air2. bile2. passion2. advantage-désavantage
3. feu3. phlegme3. noirceur3, attachement-non attachement
4. eau+ 1. Libération
5. terre

Tableau 17 : Certaines listes classiques de Catégories (Mariott, 1990)

Les pensées indiennes partagent la conviction commune qu’il existe des substances grossières et des substances subtiles. Toute chose est « substantielle ». Même les substances immatérielles « telles que le temps ou l’espace affectent les autres choses, car toute chose est « substantielle » (dhâtu). La seule différence est que certaines sont subtiles (sūkṣma), d’autres grossières (sthûla) » (Marriott, 1990, p.11). Et c’est justement cette présence de la substance qui relie des relie des attributs de la physicalité à ceux de l’intériorité : « il y a une continuité, un courant constant, de la substance du contexte à l’objet, de l’absence d’identité (le soi) à l’identité dans la respiration, la digestion, l’acte sexuel, la sensation, la perception, la pensée, l’art ou l’expérience religieuse (Marriott, 1976) » (Ramanjan, 1989, p. 52).

2.          Joindre le discontinu au continu

« Prenant acte de la segmentation générale des composantes du monde sur une échelle de petits écarts, l’analogisme nourrit l’espoir de tisser ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d’affinités et d’attraction signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité » (Descola, 1995, p.307)

Dans la pensée indienne, le donné primitif est toujours discontinu : le temps et l’espace ne sont continus que comme structurés, ils ne sont structurés que par la pensée dynamique et finalisée (Silburn, 1989). Tout acte vise à ordonner les instants et les éléments hétérogènes qui composent le réel. La pensée indienne n’a eu de cesse de questionner la discontinuité du monde et ce sujet a fait l’objet de vastes débats tout au long de l’antiquité indienne. L’un des éléments célèbres de ce débat est l’atomisme, l’Inde ayant, de manière fort ancienne –probablement avant les Grecs[3] –  eu recours à cette notion d’atome. « Le terme qui désigne originellement en sanskrit cette «extrême petitesse» paramânu, s’emploie désormais avec l’acception d’atome; mais n’oublions pas que son sens propre est seulement « la ténuité maxima ». C’est l’atomisme qui justifie l’imbrication de l’âme et de la matière : « la possibilité d’insertion de corps matériels dans l’âme s’explique par l’exiguïté des éléments de la matière. A dire vrai, l’âme et l’atome s’opposent comme deux contraires, le grand et le petit; c’est en fonction de cette dualité, tantôt expresse, tantôt virtuelle, que l’atomisme hindou prend sa signification exacte » (Masson, 1925, p.366). L’orthodoxie brahmanique, comme la philosophie bouddhique se répartit entre deux groupes de systèmes : favorables ou hostiles à l’atomisme. Les principaux partisans du premier groupe sont, les Naiyâyikas et les Vaiśeṣikas; ceux du second les Sâmkhyas et les Vedântins. Cependant la scission ne se présente pas avec cette rigidité théorique; car le Nyâya-Vaiśeṣika s’est, à partir du Moyen-Âge, imposé à tout Hindou cultivé par sa doctrine de logique et d’épistémologie; par suite sa physique, qui en est solidaire, est devenue très familière à tout esprit indien, même partisan d’une métaphysique anti-atomiste » (Masson, 1925, p.360).  Pourquoi l’atomisme ne s’est-il pas pour autant généralisé? L’idéalisme qui parcourt toutes les stratifications de la réflexion indienne, depuis les premiers âges, peut en être une explication. » Certaines idées essentielles à ce type de mentalité excluaient ou limitaient l’admission d’une physique corpusculaire. » Mais c’est aussi que les philosophies indiennes ont toutes admis un principe coextensif à la totalité de l’être (vibhu), une sorte de jointure entre le discontinu et le continu. » Ce n’est ni le plein, ni le vide de Démocrite, mais un agent de connexion intégrale, soit omniscient, soit omni-pénétrant. Un atomisme tel que celui des Grecs se trouvait donc inconcevable, même dans les réalismes jaina et Vaiśeṣika, qui en sont les moins éloignés » (Masson, 1925, p.365). Le cinquième élément – ou plutôt le premier- Ākāśa a eu pour but de relier le de manière continue les discontinuités du monde (Rabourdin, 2012). La continuité suggère une certaine unicité des phénomènes. La discontinuité au contraire suggère une individualité, une séparation. « La pensée indienne a sans cesse – comme la réflexion de notre Pascal – cherché son équilibre entre ces deux abîmes, qu’elle ait suivi la « voie moyenne » des Bouddhistes entre l’être et le non-être, ou qu’elle ait hésité à la façon brahmanique entre l’atomisme et le monisme » (Masson, 1925, p.368).

La mise en continuité du discontinu au continu se retrouve dans d’autres sphères de la pensée indienne. Ph. Descolla rappelle que la notion de K’i chinoise permet de relier les éléments entre eux. Ce K’i n’a pas d’équivalent absolu en Inde, mais présente quand même de nombreux liens de convergence avec plusieurs concepts de la philosophie indienne tels que le prāṇa. Le lexique sanskrit répond à la mentalité synthétique de l’hindouisme qui utilise un seul mot pour signifier une réalité complexe, physique et métaphysique, spirituelle et matérielle. Prāṇa est une énergie vitale universelle qui imprègne tout, et que les êtres vivants absorbent par l’air qu’ils respirent. Il  représente le principe de la vie, sa manifestation dans un souffle, et la réalité organique de la respiration. D’une manière similaire à âkâśa, le prāṇa permet de tisser un continuum entre des entités disjointes. Dans les textes médicaux indiens, le corps est un lieu de rencontre, une conjonction d’éléments (Zimmermann, 1979)

On constate donc une classification qui sépare les éléments constitutifs du monde (discontinu), mais une mise en relation qui abolit toute frontière entre les ordres de ces constituants (continuité). Ce trait est bien caractéristique de l’ontologie analogique même si l’Inde affiche des spécificités, telles que l’usage d’un élément « jointeur » âkâśa, ou l’impermanence des entités.

3.          Dosage  entre des éléments hétérogènes.

Toutes les écoles de pensée indienne font appel à la théorie des éléments, tout comme on peut en trouver en Chine, dans l’antiquité grecque – chez Empédocle par exemple – ou jusqu’à la Renaissance européenne[4]. Dans de nombreux traités savants chinois anciens, toute nature est le résultat d’un dosage  plus ou moins harmonieux et équilibré entre des éléments hétérogènes qui procèdent de l’eau, du feu, du bois, du métal, de la terre. Les éléments indiens (bhûtas ou mahâbhûta) sont au moins au nombre de quatre – eau, feu, terre, air – souvent au nombre de cinq – âkâśa en plus- et parfois plus. Malgré les ressemblances avec les quatre ou cinq éléments européens, « les éléments indiens se voient dénier l’un des traits cruciaux de la substance aristotélicienne puis kantienne : la permanence. Ils sont souvent identifiés à leurs propriétés qualitatives, ou à leurs manifestations (Bitbol, 2010). De plus il existe des éléments grossiers bhûtas et des éléments subtils mahâbhûta. Un « atome » de matière grossière renferme une énorme quantité d’« atomes » subtils. » Ces derniers sont des points exempts de toute multiplicité intrinsèque. Ces points renferment de quoi produire les qualités sensibles, caractéristiques des quatre éléments, dans les agrégats (skandha).  Subtils ou grossiers, les éléments (bhûtas) sont les substances composant toute matière, ils permettent de penser le monde de manière continue, chaque objet du monde étant constitué d’un dosage de ces éléments.  Ce trait caractéristique de l’ontologie analogique est donc bien présent en Inde, et de manière particulièrement forte. A noter tout de même que la non-permanence de ces mélanges est une spécificité propre à la pensée indienne dans le cadre de l’ontologie analogique – sans prétendre qu’elle n’existe pas dans d’autres contextes analogiques.

4.          Usage de la position dans l’espace pour particulariser chaque existant.

En Chine ancienne et chez les Aztèques (peuple que Ph.Descola prend pour expliquer l’analogisme), l’espace n’est pas considéré comme une simple étendue résultant de la juxtaposition des parties homogènes, mais comme un ensemble de sites concrets servant au classement des êtres et des choses en vue de l’action. Ce n’est pas un trait qui semble à première vue caractéristique de la pensée indienne. Certes l’espace est un élément essentiel de la pensée indienne. L’espace, tout comme le temps –les contextes universels, les impératifs de Kant – ne sont en Inde ni uniformes, ni neutres, mais ont des propriétés, des densités spécifiques variables qui affectent ceux qui habitent en eux. Le sol dans un village, qui produit des cultures pour les habitants, affecte leur caractère (Ramanujan, 1989). Lorsque les directions des lieux sont données, les Indiens font toujours référence à d’autres lieux, des points de repère (Roland, 1979). Comme on l’a vu, l’espace sert davantage à relier les éléments discontinus. Les pensées indiennes ont toutes admis un principe coextensif à la totalité de l’être (vibhu) sous le vocable d’Ākāśa (traduit aussi inadéquatement par « espace » que par « éther »). Il ne s’agit ni du plein, ni du vide de Démocrite, mais un agent de connexion intégrale, soit omniscient, soit omni-pénétrant : un fluide, un agent plutôt que d’un simple réceptacle (Masson, 1925, Rabourdin, 2012). Ce concept ne coïncide guère avec notre représentation de l’espace géométrique, dont ne diffère pas moins d’ailleurs la notion de diś– les directions selon les points cardinaux[5]. Le terme pradeśa que l’on a vu plus haut (direction, détermination, emplacement) enveloppe une connexion étymologique avec l’espace étendu, orienté (diś): il désigne particulièrement l’élément de spatialité ou l’emplacement d’un atome; mais il s’étend, d’une façon plus ou moins directe, aux autres sortes de composition. Ainsi, l’espace peut servir à particulariser chaque existant mais sert surtout à relier.

5.          Nomadisme des entités

Toute entité étant, on l’a vu, faite d’une multiplicité de composantes sans permanence, le nomadisme de chacune d’entre elles devient spontané. Ce nomadisme des entités, dû à une diversité de composants en équilibre instable, caractérise selon Ph. Descola, les ontologies analogiques. Comment se traduit se nomadisme ? « Transmigration des âmes, réincarnation, métempsychose et surtout possession signalent sans équivoque les ontologies analogiques. » (Decola, 2005). La théorie du karma et de la réincarnation est une constante dans la pensée indienne, même si elle subit de fortes variations selon les époques et les traditions philosophiques ou spirituelles. Ce n’est pas le lieu – et je n’ai pas les compétences – pour exposer les diverses théories du karma et de la réincarnation de la pensée indienne, mais il est incontestable qu’il s’agit d’un trait caractéristique de cette pensée, qui plus est, encore aujourd’hui. On a vu que les éléments (bhûtas) n’étaient pas substances figées ou locales, ils sont caractérisés par leur caractère non stable, dynamique, relevant davantage du processus que de l’état stable. Pour Marriot (1990) les « entités hindoues » (ce que l’on pourrait appeler «individus») sont composites et divisibles et les relations interpersonnelles dans le monde sont généralement irrégulières et fluides, si ce n’est totalement chaotique. “Dans la pensée indienne, l’individu ne développement pas de sentiment de soi autonome délimité mais en relation avec le cosmos. Le cosmos indien est constitué de flux, d’échanges, d’interactions entre différents ordres : entre communautés et groupes et au sein de parties intérieures. Les frontières entre physique, psychologique, métaphysique social, pour le dire en termes occidentaux, sont beaucoup plus fluides (Tambiah, 1984, p.100). Les différents états intermédiaires imparfaits et inconstants sont à prévoir, et les processus, les états intermédiaires, plutôt que les structures fixes ou polarisée, sont à la base de tout (Marriot, 1990).

6.          Analogie microcosme-macrocosme

D’après Ph.Descola, “notre corps offre un réservoir de particularités physiologiques si vaste qu’il eut été étonnant qu’on n’en eut point tiré parti afin de construire des réseaux d’analogie. Mais seules les ontologies analogiques ont su systématiser ces chaînes éparses de signification dans des ensembles ordonnés et interdépendants, orientés pour l’essentiel vers l’efficacité pratique : traitement de l’infortune, orientation des édifices, dispositifs divinatoires, compatibilité des conjoints, … tout s’articule dans une trame si serrée qu’il n’est plus possible de savoir si c’est l’homme qui reflète l’univers ou l’univers qui prend l’homme comme modèle” (Descola, 2005, p302). Si l’ontologie analogique se nomme ainsi, c’est bien parce que l’analogie y est l’outil principal de mise en relation des intériorités et physicalités. Qu’est-ce que l’analogie ? Une classe de situations qui semblent analogues l’une à l’autre c’est à dire obéissant à une loi commune : lorsqu’une certaine évolution a été observée, nous supposons que dans un cas qui nous semble similaire, la même évolution va se reproduire. L’analogie est un moyen de connaissance essentiel des écoles de pensée indienne. Celle du Nyaya (Vème siècle et suivants) – qui s’occupe particulièrement de définir les moyens de connaissance – précise les moyens de connaissance qui sont au nombre de quatre : perception, inférence, analogie et témoignage d’autorité. L’analogie est donc un moyen de connaissance au même titre que l’inférence (Belzille, 2011, 41).  Il n’y a pas qu’en Inde où l’analogisme a servi comme moyen de connaissance. On pourra à juste titre estimer que les logiciens grecs ont aussi développé un recours à l’analogie. Mais pas comme mode prioritaire de connaissance. François Chenet estime que, contrairement à la philosophie qui nait en Grèce et qui privilégie l’intelligibilité de la cause, selon l’expérience, la philosophie indienne privilégie les analogies entre microcosme et macrocosme. (Chenet, 2013). C.Poggi soutient cette importance de l’analogie dans la pensée indienne « le tout (sarvam), l’univers et chacune de ses parties, est conçu comme un tissage (tantra) de flux (ḍī) de conscience (cit) et de souffle (prāṇa). » (Poggi, 2012). Les sciences (Śastrâ) indiennes se sont calées sur l’analogie entre microcosme/macrocosme. Si l’astronomie se développait, estime J. Filliozat, c’était pour se conformer à l’ordre du monde, et si les mathématiques avançaient, c’était pour répondre aux besoins de cet ajustement du microcosme au macrocosme (Fiollozat, 1957).

Nandy suppose que cet analogisme était facilité par la culture sanskrite avec son étude indifférente des frontières entre art, humanité et science, et entre les sciences dures de la nature et les sciences molles de la société. « Après tout la nature (prakṛti) n’est-elle pas dans cette culture de principes actifs mobiles et féminins du cosmos ? » (Nandy, 1995, p.102). L’Arthava Veda qui contient l’un des plus vieux systèmes détaillés de l’Ayurveda (médecine, science de la longévité) propose que les conceptions physiologiques s’établissent en fonction de la théorie d’une correspondance entre le corps, microcosme et la nature, macrocosme. Les mouvements des astres errants sont attribués à une force cosmique conçue sous la forme du vent selon une conception pneumatique qui attribue au prāṇa tous les mouvements dans la nature (macrocosme) et dans le corps humain (microcosme). D’après la philosophie ayurvédique, l’homme est fait de la même façon que l’univers autour de lui, autrement dit le microcosme (le corps humain) est ou une réplique, ou en correspondance avec le macrocosme (nature, univers). C’est pourquoi notre santé à tous les niveaux est reliée inextricablement au rythme de la nature et de l’univers, des saisons, des planètes.

Malgré l’importance de l’analogisme, comme on vient de le montrer, le terme même n’est pas le plus approprié pour décrire les mises en relation entre les différents éléments dans la pensée indienne. Il existe de nombreuses homologies ou métonymies entre les éléments des listes que nous avons vues plus haut et qui sont décrites par Marriott (1990). Dans le tableau 3, les homologies ou métonymies indiquées dans les colonnes entre l’élément «feu» et l’humeur “bile”, l’élément «eau» et l’humeur “flegme”, l’élément “air” et l’humeur “vent”, est explicite dans l’ayurveda (par exemple, Caraka 1983, 12.11-12). La correspondance entre ces humeurs et les qualités respectives “noirceur”, “passion”, et “bonté” est également explicite dans les sections de l’ayurveda qui traitent de la santé psychologique (Caraka, 1983). «Métonymie» et «homologie» rendent plus précise l’idée d’analogie : par exemple entre «feu» et «bile», il existe des identités partielles – le partage de certaines propriétés, qui justifient son remplacement dans de nombreux contextes. Aussi, il s’agit de pouvoir décrire ce que ces entités – “feu”, “bile”, “passion”, “attachement” – ont en commun. “Feu”, “bile”, et “attachement” sont un jeu métonymique mais appartiennent également à des couches distinctes, ils peuvent parfois être ressentis comme contradictoires, dissociables.

Cette forme d’analogie entre les entités se retrouve aussi au niveau des différentes formes de savoir. C. Guenzi s’intéresse à l’astrologie qui met en comparaison 6 catégories : techniques divinatoires, théories brahmaniques karma, ayurveda, cosmologies des Purāṇas, science moderne et biomédecine. Les pratiques de comparaison concernant ces différents savoirs montrent qu’il existe « plusieurs critères de « comparabilité » et que la relation de compatibilité entre l’astrologie et d’autres savoirs ne dépend pas nécessairement de critères épistémologiques » (Guenzi, 2012,  p.291). Dans le domaine de la jyotisha, la comparaison n’a pas vocation généralisatrice ni taxinomique, mais elle vise à établir une relation particulière – de ressemblance, de complémentarité, de supériorité, de contradiction, etc. Il est à ce sujet intéressant de noter que l’un des savants les plus estimés d’Inde aujourd’hui reste J.C.Bose (Rabourdin, 2013). Vers 1920 le cœur du travail de Bose et de ses intérêts était de rechercher les similarités entre le vivant et le non vivant à travers un modèle qui pourrait expliquer les phénomènes physiques. C’est pour cette raison qu’il mesurait la pulsation de vie dans les objets inanimés, selon lui il n’y avait pas de rupture dans le processus vivant qui caractérise le monde inanimé et le monde animé (Nandy, 1995).

7.          Répartition dans de grandes structures inclusives à deux pôles.

“Tout comme on trouve partout une correspondance entre microcosme et macrocosme il n’est sans doute aucune partie du monde où les humains n’aient cédé occasionnellement à la tentation de classer des choses selon qu’elles étaient réputées chaudes ou froides, humides ou sèches. Ces oppositions n’en deviennent pas pour autant de vastes systèmes inclusifs et explicatifs du type de ceux auxquels les ontologies analogiques ont recours afin d’ordonner la multiplicité des entités dont elles peuplent leur monde” (p.307).  Deux types de nomenclatures sont très répandues dans les sociétés pré-Renaissance : celle opposant le chaud au froid et celle parfois combinée, celle opposant le sec à l’humide et elles constituent peut être les indices les plus immédiats pour identifier une ontologie analogique (Descola, 2005).  Certes, il a été fait de nombreux rapprochements entre la médecine hippocratique basée sur la théorie des humeurs – et les oppositions binaires chaud/froid, humide/sec, etc- et la médecine ayurvédique indienne (Cardell, 1980). « Le sucré, l’amer et l’astringent sont dans la catégorie des aliments froids qui entraînent un refroidissement. L’acide, le salé et le piquant, nourritures chaudes,  provoquent l’effet inverse. » (Preisendanz, 2007). Pourtant ce n’est pas la binarité qui caractérise la pensée indienne. En ayurveda, les typologies des individus reposent sur un mélange des trois doṣa (types de caractères physiologiques), et les aliments également. Et parmi les classements que nous avons vus plus haut, aucun ne contient moins de trois articles. Contrastant particulièrement avec le dualisme insistant des typologies occidentales: « trois semble être le nombre irréductible des propriétés ou des composants avec lesquels les hindous pensent confortablement les affaires humaines » (Marriott, 1990, p.8). Penser en termes de dualités est souvent condamné. Au moins trois termes sont toujours présents, toujours combinés.
Ainsi, des mesures binaires (tout-ou-rien) de la présence ou de l’absence totale d’un constituant s’appliquent rarement, des mesures analogiques ou proportionnelles seront généralement nécessaires pour exprimer la contribution de tous ces éléments qui sont à concevoir comme des variables. En outre, les rapports de force entre les variables dans chaque liste sont également variables : leurs utilisations dans leurs contextes respectifs montrent que chacun peut varier indépendamment des autres. Il n’est pas anodin que la pensée indienne ne soit pas binaire, car c’est une pensée du pluriel et de l’un, pas de la dualité. Elle pense en termes de complémentarité plus que d’opposition. C’est d’ailleurs souvent le rôle du troisième pôle : servir de processus intermédiaire, à l’image de sattva avec les deux autres guṇa – les  « forces-énergies », dans la pensée du Sāṃkhya et du Yoga.

8. Préoccupation constante pour la conservation d’un équilibre sans cesse menacé

Avec toutes ces disparités impermanentes, l’équilibre du monde est difficilement stable. Pour Ph.Descola, c’est ce qui justifie « la nécessité de maintenir actifs les canaux de communication qui assurent stabilité et bon fonctionnement. Cela exige une attention maniaque au respect d’un faisceau d’interdits et de prescriptions si contraignants qu’ils requièrent généralement le recours de spécialistes versés dans l’interprétation des signes et l’exécution correcte des rituels  en même temps que de techniques de lecture du destin telles l’astrologie ou la divination (ou numérologie) » (Descola, 2005, p 307).  Dans le cas de l’Inde, l’équilibre sans cesse menacé est représenté par Shiva-Naṭarâja , symbole de la destruction et du renouvellement. Dans l’univers indien, la danse de Shiva-Naṭarâja  représente la composition unifiée et dynamique des cycles cosmiques de destruction et régénération. Le « cosmos dansant » est constitué d’une myriade de rythmes et de mouvements, participant d’une trame continue intégrant tous les phénomènes ; au sein de ce continuum, la différenciation est comprise en termes de degrés ou catégories de réalité (tattva) inter-reliés (Poggi, 2012).  L’équilibre de la nature se verbalise en sanskrit avec la notion de ṛta (“” semi-voyelle se prononce “rri”)] qui demande donc que soient mis en place des rituels (on remarque dans « rituel », la même racine sémantique Rta)[6]. D’après M.K.Mariott, les différents états intermédiaires imparfaits et inconstants sont caractéristiques des modes de pensée indiens, et donc « les processus, les états intermédiaires, plutôt que les structures fixes ou polarisée, sont à la base de tout » (Marriott, 1990, p.18).  En plus de l’importance accordée aux rituels et aux prédictions astrales, ce souci du déséquilibre se traduit en Inde par la subordination de la place de chaque individu ou classe d’individus dans une hiérarchie globale transcendante. Chaque personne et chaque acte rentre dans un modèle de distribution qui entraîne de nombreuses obligations et interdits. La hiérarchie des castes, par exemple, traduit le fait que chaque classe reproduise au niveau des unités qui la composent le modèle de distribution dont elle est elle-même un résultat (Dumont, 1966).

9.  Les symboles permettent de coder la réalité dans une grille herméneutique.

Comment maîtriser la complexité de la gestion de ces équilibres entre ces catégories et ces relations ? Il apparaît sans hésitation que le recours aux symboles permet de faire correspondre efficacement les analogies et d’ordonner le monde. C’est un des critères de l’ontologie analogique telle que l’a définie P. Descola : les symboles permettent de coder la réalité – mécanismes semi-automatiques de comput et de combinaison, dispositifs divinatoires, astrologie, numérologie.  En Inde, ces symboles reposent sur une grande maîtrise de la science du langage (sanskrit en particulier) et celle des chiffres (granita).Ensuite,  c’est le rôle de l’astrologie mais aussi de la numérologie – qui restent très prisés en Inde – d’assurer les computs nécessaires. Ph. Descola souligne également le recours à des artefacts qui réduisent un cosmos trop complexe dans des figures manipulables. Ce sont par exemple les yantra (voir fig.1) et les mandalas. La fonction du maṇḍala est de rendre « visible » au pratiquant le sens inexprimé d’une réalité, lui permettant ainsi d’entrer en contact avec le prāṇa de l’image, symbolisé par les lignes diagonales. Mais ces symboles qui permettent de coder la réalité sont aussi et surtout les chiffres dont la forme que nous utilisons actuellement vient d’Inde – et non pas des Arabes qui en ont été surtout les transmetteurs[7]. A l’origine chaque chiffre correspondait à éléments du corps ou de la nature : 3 yeux, 7 montagnes, 9 planètes, 5 sens et 5 éléments, etc. (Serre, 1997, 4).  “Les chiffres et leurs interrelations – arithmétique, géométrique, algébrique – étaient partie d’un ordre mythique et cognitif ” (Nandy, 1995, p 102). Ils constituaient un langage, une grammaire qui ne pouvaient être formalisés sans règles sacrées. Il y a peu de doutes que le système de numération que nous utilisons actuellement provienne d’Inde et qu’il soit lié à la langue sanskrite, qui possède des caractères très logiques, adaptés au raisonnement mathématique (Ifrah, Bellos, 2000). Le texte le plus ancien connu au monde qui utilise le zéro est un texte jain Lokavibhaaga, daté de 458 ap J.-C. Ce concept de zéro combiné au système de numérotation à base 10 devint la base de l’ère classique des mathématiques indiennes. La tradition sanskrite ne considère pas les connaissances mathématiques comme fournissant une norme unique de certitude épistémique (Chenet, 2013).  En philosophie et logique sanskrite, les idées sur le raisonnement et la réalité sont explicitement liées à la compréhension des formes linguistiques de la grammaire (vyAkarana).

D’après Ph. Descola, ce classement/regroupement des choses motive une prolifération sans pareil de découpages de l’espace ou de durée et surtout cycles longs de généalogie. Dans le cas de l’Inde, on trouve surtout des découpages dans le temps, plus que dans l’espace et en particulier à travers la notion de cycles (yuga). Le temps ne s’affiche pas en unités homogènes : certaines heures de la journée, certains jours, certaines semaines, etc “sont de bon augure ou de mauvais augure (râhukâlâ); certaines unités de temps (yuga) révèlent certains types de maladies, de politique, de religions (Ramanujan, 1989). La doctrine des âges du monde conçoit un temps dynamique rythmé est secoué de crises périodiques de destruction et de renouvellement. C’est une conception où toutes les fins sont relatives, où la perfection comme la déchéance sont à la fois derrière et devant nous. Le nombre d’années contenant une somme entière de jours solaires moyens est de 432000 ans et représente la Grande Période. Elle est divisée en quatre âges appelés également période (yuga). Selon des spéculations non astronomiques sur le déclin du bon ordre moral et cosmique au cours du temps, les quatre âges sont considérés comme inégaux en perfection et en durée. Du premier au dernier, l’âge actuel, les proportions de leur durée sont 4, 3,2 et 1, le dernier kaliyuga a donc une durée actuellement en cours de 432000, soit 1/10 de la grande année. Il a commencé le 18 février 3102 avant Jésus-Christ à 0 h. La musique classique du nord et du sud a ses moments appropriés prescrits. Comme les poèmes tamouls, les genres et les humeurs sont associés à certaines heures de la journée et périodes de la saison. Le système indien des talas, l’échelle de temps rythmique de la musique classique indienne possède également une complexité mathématique extrême[8] (Alvares, 1980, 70).

Le vastu vidyâ – encore enseigné dans certaines universités publiques comme la Mahatma Gandhi University – est un art dont le but est d’harmoniser l’énergie environnementale (Prāṇa) d’un lieu de manière à favoriser la santé et le bien-être de ses occupants. Cette science utilise chiffres et nombres pour établir la liaison entre microcosme et macrocosme, pour établir le rapport entre corps célestes et activités humaines. Les chiffres – de 1 à 9 – sont considérés comme des agents divins dont chacun correspondait à l’une des 9 planètes principales ainsi qu’à ses énergies et vibrations cosmiques invisibles.

L’astrologie (jyotisha) a été une discipline majeure des sciences indiennes et occupe encore une place prépondérante en Inde. Elle permet de prévoir la compatibilité des conjoints, la programmation des dates importantes, etc. Elle est même enseignée dans certaines universités publiques. Le travail de l’astrologue du Jyotish repose sur l’idée que l’être humain est connecté à l’univers. Chaque symbole, karaka, est un « significateur » d’un domaine de vie. Les calculs sont fondés sur les multiples du « cycle primordial » de trois guṇa  (forces, énergies) qui donne naissance aux 9 grahas (planètes), aux 12 bhâvas (maisons) et aux 27 nakshatras (constellations lunaires).

Figure 11 :  Les symboles comme ce Sri Yantra permettent une représentation emblématique de l’univers. Les trois triangles représentent la division tripartite dans la terre, l’atmosphère et le soleil, qui se reflète dans l’individu par le corps, le souffle, et  la conscience. Au sein de chaque triangle se trouvent des  sous-triangles, avec alternance de polarité opposée qui représente les principes masculin et féminin. A cela s’ajoutent 9 triangles qui, à travers leurs chevauchements constituent un total de 43 petits triangles. Au centre, le point – le bindu – le témoin, ou la conscience.

10. Chaîne de l’être

La « chaîne de l’être » est un type particulier de classement que l’on trouve, d’après Ph.Descola, dans les ontologies analogiques. « L’échelle des entités du monde paraît continue, chaque élément trouvant sa place dans la série parce qu’il possède un degré de perfection à peine plus grand que celui de l’élément auquel il succède et à peine moins grand que celui de l’élément qui le précède » (p. 283). On peut déjà signaler que l’Inde, tout comme l’Europe a conçu des « échelles des êtres », des classifications de plantes, d’animaux, d’humains et d’autres types – qui ont par exemple, des degrés de valeur dans le système du karma, le cycle des causes liées à l’existence. Dans les textes de l’ayurveda – la science de la vie – on trouve nombre de hiérarchies d’êtres d’histoire naturelle : plantes, animaux, essentiellement liés à leurs vertus nourricières. Il est sans doute possible de retrouver dans les autres cosmologies ou ontologies distinguées par Ph.Descola ce genre de propriétés sémantiques que l’analogisme exploite si bien. « Ce n’est pas très compliqué pour le naturalisme dont les grandes classifications exploitent tout autant les propriétés du champ conceptuel : la classification zoologique, par exemple, ordonne, elle aussi, le règne animal en une hiérarchie qui peut, comme la chaîne des êtres, se parcourir de haut en bas comme de bas en haut. (Le Bot, 2010) ».  Zimmermann (1982) explique pourtant qu’il s’agit de « deux styles de pensée, deux traditions très différentes : la tradition grecque et latine au sein de laquelle le thème de l’échelle des êtres s’est déployé en d’immenses tableaux d’Histoire naturelle, et la tradition hindoue au sein de laquelle ce thème n’est assurément pas moins important que chez nous puisqu’il détermine l’échelle des réincarnations et le régime des castes, mais qui néanmoins ignore l’Histoire et les sciences naturelles » (Zimmermann, 1982). Dans la pensée indienne, les êtres sont classés selon leurs mérites et selon leur aptitude ou leur inaptitude `à pratiquer les rites (Zimmermann, 1982). Pour Houben, si Zimmermann a réussi à démontrer en détail cette différence entre l’Occident et l’Inde quant à la chaîne de l’être,  il importe de souligner qu’il existe une idée de hiérarchie dans le Sâmkhya : hiérarchie dans l’évolution de l’univers sur la base de la continuité de prakṛti “la Nature”. « Pour Aristote aussi bien que pour le Sâmkhya, la hiérarchie fait une distinction insurmontable entre (a) l’homme et (b) les animaux et plantes, et place le premier au-dessus des derniers. » (Houben, 2009, p. 13). L’absence d’histoire naturelle en Inde classique pourrait venir des idées de hiérarchie et de continuité. Comme nous l’avons vu, la continuité, pose entre les êtres naturels, des transitions insensibles et quasi-continues.

Il est impossible de ne pas signaler que la « chaîne de l’être » présente également une très forte homologie de structure avec le système des castes décrit par Dumont (1966). Rappelons que Dumont définit le système des castes comme un système de différences formelles, un groupe complexe, un emboîtement de groupes de divers ordres ou niveaux, où des fonctions différentes (profession, endogamie, etc.) s’attachent à des niveaux différents. (Dumont, 1966). Au-delà de la question des castes, il faut savoir qu’il existe une forte préoccupation générale hindoue pour la jâti : la logique des classes, de genres et d’espèces, dont les jâti humains sont seulement un exemple. Diverses taxonomies de saison, paysage, temps, guṇa ou qualités, goûts, émotions, essences (rasa), etc, sont la base de la pensée travaux de la médecine hindoue et la poésie, la cuisine et la religion, l’érotisme ou la magie. Chaque jâti ou classe définit un cadre, une structure de pertinence, une règle de combinaisons autorisées, un cadre de référence, une méta-communication de ce qui est et qui peut être fait (Ramanunjan, 1989). C’est l’un des éléments qui caractérisent les « chaînes des êtres » indiennes, qui ne peuvent s’envisager sans règles de combinaison autorisées.

Conclusion

Malgré le formidable travail réalisé par Ph.Descola dans sa tentative de classer les pensées humaines en quatre types d’ontologie, de nombreux travaux restent à faire pour établir l’adhésion d’une pensée particulière à l’une ou l’autre de ces ontologies. C’est dans cet objectif que nous avons voulu nous intéresser au cas de l’Inde et il ressort que la pensée indienne brahmanique peut effectivement être affiliée à l’ontologie analogique, mais avec cependant un nombre non négligeable de spécificités qui lui sont propres : importance de l’intermédiaire entre le continu/discontinu, refus de l’opposition duelle, non permanence des entités ou variation de la chaîne des êtres.

L’ontologie scientifique-naturaliste et l’ontologie analogique ne sauraient bien sûr se limiter à une aire géographie ou à une époque particulière. « Ce sont là des possibilités de l’esprit humain qui restent, partout, à la disposition de tout locuteur ». (Le Bot, 2010) Mais nous venons de voir que l’on peut rattacher certaines de ces ontologies à des formes culturelles de pensées, comme l’a fait Ph.Descola avec les Aztèques.  Notons aussi que ces cadres s’appliquent à des cultures plus qu’à des individus. Il faut bien sûr se garder d’associer l’ontologie analogique à tout Indien (brahmanique!), de même qu’il faut se garder d’associer une pensée naturaliste à tout scientifique. Rien n’empêche une scientifique d’être en balance entre plusieurs ontologies selon les contextes dans lesquels il évolue. Pour Ph.Descola, si une ontologie devient dominante dans telle ou telle situation historique, l’explication doit être recherchée du côté des institutions qui encadrent leur existence comme des automatismes acquis au fil du temps (Descola, 2005, p. 322). L’étude que nous venons de mener a permis d’enrichir la question du style de pensée indien, et propose de nouveaux éléments pour des études ultérieures dans des champs aussi vastes que la sociologie de la connaissance, l’histoire des sciences ou l’anthropologie des sciences. En bilan de cette analyse, il est possible de conclure que la tentative de mise en relation de la diversité du monde est un caractère historique de la pensée indienne. Il est donc possible d’annoncer une forme de généralité, malgré la grande diversité des écoles de pensées indiennes. La question qui demeure essentielle peut donc être posée : comment cette pensée « analogique » survit-elle en Inde aujourd’hui ? Les individus, en particulier ceux qui sont confrontés à des contextes scientifiques – naturalistes – et des contextes traditionnels– analogiques – superposent-ils ces différemment schèmes intégrateurs ? C’est à cette question que ma thèse a tenté de répondre (cf indecise.hypothse.org).

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PAR SABINE RABOURDIN 

[1] Ibid, P176

[2] Ces listes suggèrent un savoir spécialisé en métaphysique, biologie, morale, économie, physique, psychologie ou esthétique que l’Occident moderne localiserait dans des départements universitaires largement séparés, excluant toute possibilité d’un cadre conceptuel commun. Pourtant, toutes ces listes et d’autres ont été maintenues simultanément sur plusieurs siècles par un grand nombre d’Indiens même non spécialisés. Si Trawick (1974) a raison, ces listes décrivent ce qui est ressenti comme des domaines concentriques: différenciés, mais superposées, congruents sur un ensemble sous-jacent commun de processus dont la complexité est inférieure à ce que ses nombreuses apparences suggèrent. Les congruences implicites des nombreuses couches – «gaines» (kośa), “Bodies” (śarîra), ou sur une plus grande échelle, les «sphères» (lokas) – de la réalité hindoue sont telles qu’aucun texte savant ni ethnographe ne semble avoir ressenti le besoin de nier aucun d’entre eux ou de fournir un ordre définitif. Différentes listes ou couches sont souvent comparées, habituellement deux par deux, et ensuite diversement, selon l’objectif (Ramanujan 1989)

[3] L’atomisme de Démocrite date du V-IV siècle av.J-C. L’atomisme indien remonte à Kanada, auteur présumé (et probablement mythique) des Vaiśeṣika-sutras, antérieurs d’environ un siècle à Démocrite.

[4] De manière a priori postérieure aux Upanishads au Vème siècle avant notre ère, le philosophe grec Empédocle postula quatre éléments : terre, air, feu, eau (Bose, 1971). Les a-t-il empruntés à l’Inde par des intermédiaires iraniens ? Il semble en tous cas que les Grecs aient transmis ces quatre éléments dans le monde musulman plus tard. Le monde céleste devait être constitué d’une matière extraordinaire incorruptible, parfaite : le 5e élément, la quintessence. Un cinquième élément que reprendra Aristote, et qu’il appliquera aux corps célestes, extra-lunaires.

[5] diś, l’espace géométrique formé à partir des directions des points cardinaux ne se différencie d’ Ākāśa pas dans toutes les écoles de pensée, c’est surtout le cas dans la pensée du Vaiśeṣika.

[6] Comme Renou (1950) le souligne, ṛta, habituellement traduit par «saison», signifie articulation du temps.

[7] Le système de numérotation à base 10 « inventé » par les Indiens fut ensuite utilisé par les Arabes qui eux même le transmirent aux Européens bien plus tard (qui alors utilisaient le système romain).

[8] La notion de rythme est très évoluée et sans doute la plus savante du monde. Les rythmes (tàla) sont toujours complexes (à 16, 14, 12, 10, 8, 7 ou 6 temps pour les plus courants) et à l’intérieur de chaque temps des subdivisions, des contretemps, des battements placés légèrement avant ou après le temps permettent des arabesques d’une extrême subtilité.

Lien vers l’article original : https://indecise.hypotheses.org/492

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